Ce qu’il faut savoir de l’offensive turque contre les forces kurdes en Syrie

Malgré une large condamnation de la part de la communauté internationale, le président turc Recep Tayyeb Erdogan a annoncé mercredi le début d’une opération militaire contre les régions du Nord-Est syrien, contrôlées par les forces kurdes

« Source de paix ». C’est le nom de l’offensive que la Turquie a lancée mercredi 9 octobre, comme annoncé il y a quelques jours, contre les forces kurdes du nord-est de la Syrie, considérées comme des « terroristes » par Ankara. Selon le président Erdogan, l’objectif est de créer une « zone de sécurité » qui sépare la frontière turque des positions kurdes. Une opération qui a provoqué une volée de critiques internationales.

Quelle est la situation sur le terrain ?

L’armée turque concentre ses opérations sur les villes frontalières de Ras al-Aïn et Tal Abyad, respectivement situées dans les provinces syriennes de Hassaké, au nord-est, et de Raqqa, au nord. Après des raids aériens et un violent pilonnage à l’artillerie, les troupes turques sont passées à l’offensive terrestre mercredi soir, en attaquant la ville de Tall Abyad.

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Les Forces démocratiques syriennes, dominées par les Kurdes, ont affirmé quelques heures plus tard avoir « repoussé » l’offensive. Plus de 180 cibles « terroristes » ont été touchées, selon le communiqué du ministère de la Défense turc.

Devant l’intensité des combats et du pilonnage, les habitants en panique des villes syriennes frontalières ont fui en désordre vers des régions plus au sud, rapporte notre correspondant à Beyrouth, Paul Khalifeh. Des combattants kurdes armés de lance-roquettes sont déployés dans les rues des villes frontalières, bien décidés à résister à l’offensive terrestre turque, qui vise à établir une zone tampon de 400 kilomètres de long et de 20 kilomètres de profondeur, allant de la province d’Alep à celle de Hassaké.

Un premier bilan fait état de 15 morts dont huit civils. Les forces démocratiques syriennes, dominées par des Kurdes, ont appelé la population à une mobilisation générale, tout en s’inquiétant des conséquences humanitaires de cette offensive turque. Elles ont demandé à la coalition internationale contre le groupe État islamique de mettre en place une zone d’exclusion aérienne afin « d’empêcher d’attaquer des personnes innocentes ».

Quelles sont les forces en présence ?

La Turquie a placé en premières lignes ses milices supplétives syriennes, des groupes hétéroclites qu’elle a entraînés, financés et regroupés au sein de l’Armée nationale syrienne. Une vingtaine de milliers d’hommes, soutenus par des milliers de soldats turcs, qui disposent d’une des meilleures aviations de la région, de centaines de pièces artillerie et de chars lourds.

Les Kurdes, eux, peuvent mobiliser jusqu’à 50 000 combattants aguerris par des années de lutte contre le groupe État islamique, et disposant d’un armement fourni par les Américains, dont des canons et des chars. La bataille s’annonce rude pour les deux camps.

Comment Damas a-t-il réagi à l’annonce du début de l’offensive turque ?

Les responsables syriens ont mis en garde la Turquie contre toute atteinte à l’intégrité territoriale de la Syrie et ont assuré qu’ils défendraient leur pays par tous les moyens. Mais Damas n’est pas disposé à soutenir les Kurdes tant qu’ils ne renoncent pas au projet de fédération et à l’autonomie qu’ils ont proclamée unilatéralement sur près de 25% du territoire syrien.

Sur le terrain, l’armée syrienne masse des troupes dans la province orientale de Deir Ezzor, située à 300 kilomètres de la frontière. Si les Kurdes faiblissent, les troupes gouvernementales essayeront de passer vers la rive est de l’Euphrate, où se trouvent les plus importants puits de pétrole du pays, aujourd’hui aux mains des milices kurdes.

Quelles sont les réactions en Turquie ?

Si l’on ne peut pas parler d’unanimité, on peut dire qu’une majorité des Turcs soutient l’offensive en cours, analyse notre correspondante à Istanbul, Anne Andlauer. La présence des milices kurdes YPG le long de la frontière turque, l’éventualité qu’elles y créent une région autonome dans la Syrie de demain, voire un État indépendant, tout cela est perçu comme une menace sécuritaire majeure, tant par l’État que par l’opinion.

D’ailleurs, le principal parti d’opposition, le CHP, ne s’y oppose pas non plus, tout en mettant en garde contre une opération qui pourrait obliger l’armée turque à rester en Syrie pendant de longues années. C’est aussi ce que signalent certains observateurs qui font remarquer que la Turquie a certes choisi la date de lancement de l’opération, mais qu’elle ne choisira pas sa date de fin vu le nombre d’acteurs en jeu.

En revanche, le parti pro-kurde HDP et ses partisans sont vent debout contre l’offensive. Pour eux, le but réel de Recep Tayyip Erdogan est de modifier l’équilibre démographique du nord de la Syrie – c’est-à-dire d’en chasser les Kurdes pour y réinstaller les Syriens arabes actuellement réfugiés en Turquie.

Trump accusé d’avoir abandonné les Kurdes

Donald Trump, quant à lui, se retrouve sous le feu des critiques d’anciens combattants de l’armée aux États-Unis. L’ancien chef des forces américaines au Moyen-Orient, le général Joseph Votel, a accusé le président américain d’abandonner des alliés qui, en formant la majorité des Forces démocratiques syriennes (FDS), ont été cruciaux contre le groupe État islamique (EI).

Une critique rejetée par le secrétaire d’État Mike Pompeo, interrogé par la presse américaine. « C’est faux, les États-Unis n’ont pas donné à la Turquie un “feu vert”. Ce qui est sorti de la conversation téléphonique que le président Donald au eu avec son homologue turc dimanche dernier, c’est que la vie des soldats américains étaient en jeu. Le président a pris la décision de les mettre hors de danger. C’est ce que nous avons fait. »

Mike Pompeo a également nié l’irresponsabilité de Donald Trump face à la menace jihadiste provoquée par l’offensive turque. « Le président a toujours pris le terrorisme islamiste au sérieux, sans aucune ambiguïté. Nous avons eu du succès en Syrie, avec la coalition internationale contre l’organisation l’État islamique, que le département d’État a mis en place avec des douzaines d’alliés. J’ai confiance que nous allons continuer de protéger les Américains de cette menace terroriste. »

ON PEUT S’ATTENDRE À CE QUE DES MILLIERS DE PERSONNES PRENNENT LA ROUTE POUR FUIR LES HOSTILITÉS
Les sujets d’inquiétudes ne manquent pas après le lancement de l’offensive turque contre les Kurdes en Syrie. À commencer par la situation pour les civils pris au piège qui présage d’une nouvelle catastrophe humanitaire dans le pays.

« Nous avons déjà été les témoins de frappes des forces armées turques qui ont entraîné la mort de civils à Afrin. Ils n’ont pas pris les mesures nécessaires pour empêcher les pertes civiles, souligne Sara Kayyali, spécialiste de la Syrie chez Human Rights Watch. Notre autre plus grande préoccupation concerne la crise majeure qu’entraînera cette offensive militaire. Les populations sur le terrain sont effrayées. Elles ne veulent pas être prises au piège dans les échanges de tirs. On peut s’attendre à ce que des milliers de personnes prennent la route pour fuir les hostilités. Le problème, c’est que la Syrie connaît déjà une importante crise avec ses déplacés internes en raison des conflits dans le Nord-Ouest. Les organisations humanitaires sont débordées. Lorsque vous ajoutez à cela des dizaines de milliers de réfugiés qui fuient les violences, nous sommes devant une catastrophe humanitaire qui est en train de se dérouler sous nos yeux. »

L’Allemagne a souligné le risque que cet offensive puisse « déstabiliser davantage la région et provoquer une résurgence du groupe État islamique ». Une inquiétude que partage l’ONG HRW.

« L’incursion de la Turquie dans le nord-est de la Syrie va probablement davantage déstabiliser la situation sur le terrain, estime Sara Kayyali. Vous avez d’un côté des dizaines de milliers de personnes soupçonnées d’appartenir à l’organisation État islamique, enfermées en ce moment même dans des prisons mixtes dans des conditions déplorables, et de l’autres les Forces démocratiques syriennes qui ont du mal à contrôler cette population. Vous avez aussi des milliers de femmes et d’enfants pris au piège dans ces camps mixtes dans des conditions tout aussi déplorables. Les tensions sont en hausse dans ces prisons et l’invasion turque risque d’entraîner toutes les Forces démocratiques syriennes et tous les autres groupes kurdes vers le Nord pour combattre la Turquie. Cela signifie que ces camps vont se retrouver abandonnés de toute surveillance. Il est alors prévisible que nous assistions à la résurgence de l’organisation Etat islamique, à de nombreuses attaques et à encore plus d’instabilité dans le nord-est du pays. »

rfi