Coronavirus: l’Inde résiste malgré tout

La pandémie de Covid-19 aurait pu entraîner une hécatombe dans ce pays-continent de 1,3 milliard d’habitants, qui compte une population fragile et des infrastructures sanitaires déficientes. Mais les premiers cas, détectés fin janvier, ont pu être contenus avec succès, laissant aux autorités un temps précieux pour contenir la deuxième vague. Aujourd’hui, avec « seulement » 1 000 décès enregistrés, l’Inde fait figure de résistante au virus

L’Inde a été frappée, comme le monde entier, par la première vague de contamination. Ce pays frontalier avec la Chine a détecté son premier cas de Covid-19 le 30 janvier, soit 17 jours après la Thaïlande, premier pays touché hors de l’Empire du Milieu, et six jours après la France. Mais un élément a sauvé l’Inde : son premier malade a atterri au Kérala, l’État fédéré sans doute le mieux préparé à affronter la pandémie. Cette région située à la pointe sud du sous-continent compte non seulement la population la plus éduquée du pays (94% d’alphabétisation, contre 74% au niveau national), ce qui facilite la compréhension et le respect des consignes. Mais ses dirigeants, d’obédience communiste, ont pris la menace très au sérieux, très tôt.

Le Kérala comme barrière protectrice

Il est vrai qu’ils avaient connu une première frayeur deux ans auparavant. En 2018, le Kérala a affronté une épidémie de Nipah, un virus encéphalite transmis par les chauve-souris et qui, comme le Covid-19, ne peut être guéri par aucun médicament ni vaccin. Dix-sept personnes sont mortes dans la région, mais les autorités ont réussi à contenir la propagation de ce dangereux virus, ce qui a été considéré par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme un « exemple de succès ». Cela fut aussi un test grandeur nature pour le défi sanitaire du Covid-19.

Le Kérala connait une diaspora très nombreuse, donc quand l’épidémie croît en Chine au mois de janvier, les autorités intensifient rapidement les contrôles de santé aux aéroports, ce qui permet d’intercepter les trois premiers cas de personnes infectées, des expatriés revenant de Chine. Et ces patients sont traités avec succès, sans avoir contaminé d’autres Indiens. La première vague est repoussée, et l’Inde n’enregistre pas d’autres cas pendant un mois, alors que la France en détecte 200 pendant cette période et l’Italie, 2 000. Les autorités indiennes profitent de ce répit pour fermer progressivement les frontières: le 26 février, tous les visas d’étrangers arrivant de Chine sont annulés – mesure étendue le 2 mars à ceux arrivant de Corée du Sud, du Japon, d’Iran et d’Italie.

► À lire aussi : Chine, du déni à la pandémie

La « distanciation physique » à l’indienne

La deuxième vague, elle, passera sous les radars. Elle arrive dans le Nord de l’Inde, à travers des Indiens revenant d’Italie et de touristes italiens, qui répandent le virus entre New Delhi et le Rajasthan. Ces infections sont détectées à partir du 2 mars, accélérant la clôture des frontières: interdiction d’entrée à tout passager venant d’Europe continentale, du Royaume-Uni ou de Turquie le 18 mars, puis de tout vol international à partir du 22 mars. Avant le grand saut : le confinement de toute la population indienne, le 25 mars. Certains États, comme ceux du Kérala ou de New Delhi, avaient pris les devants quelques jours avant, mais c’est cette fois près d’1,3 milliard d’habitants qui sont forcés de rester chez eux, pour le plus grand confinement du monde. Tous les transports sont arrêtés, depuis le train, ligne de vie du sous-continent qui transporte habituellement plus de 22 millions de passagers par jour, jusqu’aux bus et aux avions commerciaux intérieurs, cloués au sol.

La distanciation physique appliquée dans la ville de Srinagar. (le 9 avril 2020).
La distanciation physique appliquée dans la ville de Srinagar. (le 9 avril 2020). Tauseef MUSTAFA / AFP

L’Inde doit donc se réinventer. Dans ce pays, trois fois plus densément peuplé que la Chine, on fait habituellement la queue à l’épicerie, collés les uns aux autres, et dans les mégalopoles grouillantes, on vit les uns sur les autres. Le concept de « distanciation sociale » atterrit alors en Inde comme un extra-terrestre égaré. Mais les Indiens, chaleureux, lui font une place, comme ils peuvent. Devant les épiceries, les commerçants dessinent des cercles blancs à la craie, espacés d’un mètre les uns des autres, pour apprendre aux badauds à patienter avec distance. Cela fonctionne dans les quartiers aisés, bien moins facilement dans ceux populaires, qui composent la majorité. Là, le manque d’espace est criant, à l’extérieur comme en intérieur : « Comment demander à une famille qui vit à dix personnes dans une cahute de la taille d’une grande salle de bains, de rester confinée chez elle ? C’est une blague ! », s’emporte Beena Pallical, directrice de la Campagne nationale pour les droits des dalits – les anciens « intouchables ». Cette militante rejette d’ailleurs ce concept de distanciation « sociale », qui rappelle l’intouchabilité dont ont souffert ces « hors castes » pendant des siècles. Et préfère parler de « distanciation physique ».

La mise en scène du confinement

Ce confinement brutal demeure relativement respecté. Le Premier ministre, Narendra Modi, déploie pour cela des astuces de communicant politique, afin d’enrôler cette population indisciplinée. Et il met en scène ce confinement : quelques jours avant son commencement, alors que la population ne sait pas ce qui l’attend, il demande aux Indiens de respecter une journée de confinement volontaire et « populaire », le « janata curfew », pendant lequel les habitants devront faire du bruit à 5h de l’après-midi, pendant 5 minutes, en l’honneur des médecins et autres restés au front. Après le son, la lumière : deux semaines plus tard, alors que la population habituée aux bains de foule souffre depuis dix jours d’un confinement cruel, Narendra Modi demande aux Indiens d’éteindre leurs lumières et d’allumer des bougies pendant 9 minutes, à 9 heures du soir – un rappel de la fête religieuse hindoue automnale des lumières, Diwali, pendant laquelle on éclaire sa maison pour lutter contre l’obscurité hivernale qui approche. La communication est donc bien huilée par un Premier ministre qui cherche, plus que jamais, à garder un contrôle vertical sur sa population et à se présenter comme le père bienveillant et omniscient du peuple indien.

L’exode dramatique des journaliers

Mais ce contrôle est factice. Car le PIB indien a beau trôner à la 5e place mondiale, devant celui de la France, l’économie indienne n’a rien à avoir avec celle des pays occidentaux. En Inde, il n’y a pas d’assurance chômage ; plus de 90% de la population active travaille dans le secteur informel, où l’on ne signe aucun contrat ni paie, quasiment pas de cotisations sociales ; et surtout, entre 50 et 100 millions d’actifs sont des travailleurs journaliers qui ont migré de leur campagne pour gagner 5 euros par jour comme ouvrier du bâtiment ou pédaleur de vélo-taxi. À cause de l’arrêt brutal de l’économie, ces « invisibles » des villes se retrouvent soudainement sans revenus, voire sans nourriture. Une aide d’urgence du gouvernement central de 20 milliards d’euros pour les plus pauvres ne les atteint souvent pas, car ils ne sont enregistrés nulle part. Et c’est alors que commence un dramatique exode de ces travailleurs précaires : comme tous les transports sont arrêtés, ils partent à pied, sur des centaines de kilomètres. Des dizaines, voire des centaines, en meurent d’épuisement, d’accident ou de faim, selon ce décompte réalisé à partir des cas rapportés dans la presse, par des chercheurs universitaires indépendants du collectif Road Scholarz. Il révèle que jusqu’au 10 avril, les restrictions dues au confinement auraient entrainé plus de décès que le Covid-19 qu’il aide à combattre. Certains meurent de l’abstinence forcée à l’alcool, qui n’est plus vendu depuis le 25 mars, d’autres battus à mort par une police qui fait respecter ce confinement de manière parfois brutale.

Le virus de l’islamophobie

Un autre virus se propage dans les esprits : celui de l’islamophobie. Un rassemblement de la congrégation fondamentaliste musulmane du Tablighi Jamaat, à New Delhi, a en effet eu lieu entre le 13 et 15 mars à New Delhi, rassemblant 8 000 membres indiens et étrangers. Ceci alors que de telles réunions venaient d’être interdites. À cause de la grande promiscuité des participants, cet événement a accéléré la contamination au Covid-19 et l’a répandu dans tout le pays. Le ministère de la Santé estime qu’un tiers des cas actuels sont liés à cette réunion. La défiance de ces musulmans conservateurs envers les autorités et les tests a accru la paranoïa de la population et servi les mouvements extrêmistes hindous, qui accusent les musulmans de propager volontairement le virus pour ruiner l’Inde. Le mot-clé #CoronaJihad devient populaire sur Twitter et dans l’État de l’Uttar Pradesh, deux élus régionaux du parti nationaliste hindou au pouvoir, le BJP du Premier ministre, interdisent à des vendeurs musulmans de légumes de venir dans leurs quartiers.

L’Inde remporte la première bataille

Au bout de cinq semaines de confinement, l’économie indienne est à genoux, mais la première bataille contre le virus semble remportée. Le nombre de cas et de décès ne double qu’en dix jours, ce qui représente un fort ralentissement. Des États entiers comme ceux de Goa ou dans le Nord-Est ont théoriquement éradiqué le virus, alors qu’au Kérala, le nombre de cas actifs a été divisé par deux en quinze jours. Les autorités fédérales s’enorgueillissent d’être demeurées au stade 2 de la pandémie, où chaque contamination peut être tracée. Cette résistance de la population surprend les spécialistes, qui redoutaient une hécatombe indienne : certains avancent le jeune âge des Indiens, d’autres, l’effet protecteur du vaccin contre le BCG, généralisé dans le pays. L’Inde ne mène, il est vrai que 33 tests par jour et par million d’habitants, soit 13 fois moins que les États-Unis, ce qui peut cacher beaucoup de cas. Mais les hôpitaux publics, pourtant en sous-nombre, ne sont pas encore débordés. Cette lueur d’espoir a poussé les autorités indiennes à annoncer un déconfinement progressif à partir du lundi 4 mai dans les campagnes et régions les moins touchées. Les grandes villes, lieu du combat le plus féroce, attendront que l’éclaircie se maintienne.


Chronologie :

S’abonner

30 janvier : Trois premier cas de COVID-19 au Kérala, isolés avec succès. Aucun nouveau cas avant le 2 mars.

25 mars : confinement total. Vols commerciaux cloués au sol. Début d’une crise sociale : des millions de travailleurs journaliers sans revenus entament un exode à pied vers leurs campagnes d’origine

28 mars : des milliers de journaliers se rassemblent dans un terminal de bus de New Delhi. Le gouvernement les transporte dans l’État voisin, où ils commencent une gigantesque quarantaine.

30 mars : la police descend à Nizammudin, quartier de New Delhi où a eu lieu mi-mars un rassemblement musulman du Tablighi Jamaat. Début de la traque nationale de ses membres, qui ont répandu le virus. Propagation en même temps d’un sentiment islamophobe.

29 avril : l’Inde dépasse les 1 000 décès du Covid-19 pour 32 000 cas. Propagation ralentie et déconfinement programmé à partir du 4 mai.

 

 

 

 

rfi