Guinée : Pourquoi les présidents guinéens survivent aux révoltes du peuple ?

L’histoire de la Guinée, de son indépendance jusqu’à nos jours a toujours été une histoire marquée par le règne de systèmes politiques complexes, plus ou moins instables – tantôt dictatorial et férocement répressif comme celui de la première République– tantôt en transition vers la démocratie, essayant tant bien que mal d’assurer une évolution relativement stable du processus démocratique engagé, en ce qui concerne les systèmes qui ont succédé à celui du Parti unique. Lorsqu’on fait le tour des révoltes populaires qui ont été menées contre ces pouvoirs plus ou moins démocratiques de 1958 à 2019, on constate avec étonnement qu’aucune d’elles n’a donné lieu à un renversement du président de la République. D’où la question de savoir comment peut-on concevoir que ces systèmes politiques aussi terrifiants qu’on puisse les imaginer, d’une part à cause de leurs comportements violents envers leur peuple, qu’ils répriment, maltraitent, parfois tuent et privent de leur liberté, et d’autre part à cause de leur gestion catastrophique et népotisme de la chose publique, provoquant régulièrement des crises économiques et sociales, soient si difficiles à renverser ? Pour mieux cerner cette question, rappelons ici quatre faits marquants, illustrant chacun un exemple de la révolte du peuple contre les différents systèmes politiques qui se sont succédé à la tête de notre pays.

Quand en 1975, le président Sékou Touré prohiba tout commerce privé en Guinée, cette mesure eut pour conséquence la révolte des femmes du marché de Conakry en 1977. Tout commença au mois de mars, à la suite d’un décret prévoyant que tous les produits agricoles devaient être livrés par des coopératives d’État. En réaction à ce décret, les femmes formèrent des comités pour mobiliser la population contre la cherté des produits alimentaires et l’instabilité économique. La révolte débuta le 27 août au marché de Conakry et s’étendit sur tout le pays. Des émeutes éclatèrent et les gouverneurs de quelques provinces furent tués. Confronté à cette rage des femmes qui étaient plutôt enclines à l’appuyer dans le passé, le président Sékou Touré légalisa le petit commerce en septembre 1977 et réussit à calmer les hostilités. Ce qui lui permit de préserver son pouvoir.

De même, le 10 janvier 2007, la Confédération nationale des travailleurs de Guinée (CNTG) et l’Union syndicale des travailleurs de Guinée (USTG) déclenchèrent une grève générale pour protester contre l’ingérence du président Lansana Conté dans les affaires judiciaires et la détérioration de la situation économique du pays. La grève atteignit une telle envergure que de nombreux groupes syndicaux, d’employeurs et de femmes s’y joignirent pour former un état de paralysie dans les grandes villes de Guinée, à commencer par la capitale Conakry, quelques 30 000 personnes descendirent dans les rues de Conakry et des dizaines de milliers d’autres gens manifestèrent dans les autres villes de provinces. Au titre des revendications, les syndicats demandaient le départ du président pour s’être présenté, le 16 décembre 2006, à la prison civile de Conakry dans le but de faire libérer l’ancien président du patronat guinéen, Mamadou Sylla, et son ancien ministre des Sports et de la Culture, Fodé Soumah.Or, « le premier, était accusé d’avoir détourné 1,9 million d’euros de la Banque centrale de Guinée (BCRG), entre 2001 et 2003. Tandis que le second, vice-gouverneur de la BCRG à l’époque des faits, était accusé de complicité de détournement ». C’est en réaction à cette attitude du président que l’opposition et les syndicats avaient soulevé les manifestations pour exiger son départ et la nomination d’un nouveau premier ministre pour diriger un tout nouveau gouvernement. Après 18 jours de manifestations et la mort de 59 personnes dans les affrontements avec les forces de répression, le président Conté ne démissionna pas, mais accepta de mettre en place un nouveau gouvernement dirigé par un nouveau premier ministre. Là encore, le peuple ne put renverser le président.

Troisième fait important : le 28 septembre 2009, lors d’un meeting qui avait rassemblé des milliers de personnes dans le Stade du 28 septembre à Conakry, quelques éléments de l’armée et des milices infiltrées tirèrent à balles réelles sur les manifestants et commirent un horrible carnage : 157 morts, plus d’un millier de blessés et plus d’une centaine de femmes furent victimes de viol et d’autres formes de violences sexuelles. Cette révolte faisait suite à la volonté du président Dadis Camara de présenter sa candidature pour l’élection présidentielle de 2010 dans le dessein de se maintenir au pouvoir pour les prochaines années. Malgré toute la grogne populaire et les critiques de la « Communauté internationale », le président Dadis nia sa responsabilité dans ce massacre et s’accrocha au pouvoir. N’eut été son altercation le 3 décembre 2009 avec son aide de Camp d’alors, le commandant Aboubacar Sidiki Diakité (alias Toumba), il serait encore demeuré au pouvoir pendant longtemps.

En fin, depuis le 14 octobre 2019, on assiste à une escalade de manifestations dans les rues de Conakry conduite par le Front national pour la défense de la Constitution (FNDC), qui regroupe des partis d’opposition, des syndicats et des membres de la société civile, pour exprimer leur désaccord face à une potentielle réforme constitutionnelle qui permettrait au président Alpha Condé de briguer d’autres mandats à l’issu de son deuxième et dernier quinquennat qui s’achève en octobre 2020. Parmi la vague de manifestations, celle du 7 novembre dernier a regroupé des centaines de milliers de personnes à tel point que la presse locale parle d’une mobilisation sans précédent dans l’histoire du pays, « une marée humaine sous un ciel bleu »clamait Guinée Matin. Encore une fois le bilan est lourd : 15morts dont 14 civils et un agent des forces de sécurité, 76 blessés et plus de 200 arrestations selon le FNDC. Malgré tous ces sacrifices, le président Alpha Condé est toujours là et ne lâche pas prise, prêt à aller jusqu’au bout.

Ainsi, comme on vient de le montrer à travers ces quatre exemples précédents, en dépit des protestations et des manifestations qui rassemblent parfois des milliers de personnes dans les rues de la capitale et des villes de provinces, les différents chefs d’États guinéens parviennent toujours à contenir la colère du peuple et conserver leur pouvoir. La question que nous-nous posons est donc de savoir qu’est-ce qui assure la survie de ces régimes ? Trois facteurs au moins importent d’être analysés ici : d’abord la sidération d’une partie du peuple pour la servitude, ensuite le pouvoir de la force du régime et enfin l’inefficacité de la révolte.

Premièrement, on peut observer que bon nombre de personnes ont une inclination naturelle à la servitude, comprise comme une forme de courbette à l’oisillon devant le chef pour obtenir sa pitance et fermer sa gueule. Alexis de Tocqueville appelait cela le nouveau despotisme. Écoutons-le : « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme […] Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort… ». Je pense que cela constitue un des points faibles du peuple qui jouent beaucoup à l’avantage du tyran. Malheureusement, combien nombreux sont-ils tous ces poux parmi le peuple qui préfèrent accepter un petit morceau plutôt que réclamer leur juste part, même si la majorité doit être sacrifiée pour cela ? La politique du ventre, disait Jean-François Bayart, est le carburant des régimes despotiques africains.

Deuxièmement, quand bien même qu’une partie du peuple voudrait renverser le despote, celui-ci dispose généralement de la puissance de la force militaire et n’hésite pas à s’en servir. Nous savons par exemple que le président Sékou Touré éliminait physiquement tous les opposants au Parti démocratique de Guinée, qu’il considérait comme étant des contre-révolutionnaires et aujourd’hui bien d’autres exemples ne sont pas si loin de nous. Les dictateurs résistent parce qu’il y a en dessous d’eux de mini-dictateurs robotisés qui organisent la terreur à leur échelle. Ces derniers sont encore plus monstrueux que le maître et il n’y a rien de pire qu’une bureaucratie corrompue pour asseoir un pouvoir répressif jusqu’aux coins les plus lointains du pays.

En fin troisièmement, la révolte du peuple peut s’avérer inefficace pour trois raisons : d’abord à cause de la répression violente qui lui est souvent opposée pour la freiner. Ensuite, à cause de la trahison d’une partie du peuple qui se laisserait corrompre par le régime et en fin à cause du fait que le dictateur ayant été renversé par le peuple, le système qu’il avait établi dans le pays continue de prospérer à travers les mêmes mécanismes de gouvernance qu’entretiendraient les héritiers du changement. C’est pour cela qu’en vérité, on ne parvient pas à sortir de ce cercle vicieux, passant toujours d’une dictature à une autre. Albert Einstein disait avec raison « La folie, c’est de toujours faire la même chose et de s’attendre à un résultat différent ».

La solution pour y mettre fin serait de réformer radicalement le système préexistant et d’écarter toute la génération « vieux-jeu » pour la remplacer par des hommes et des femmes nouveaux avec des esprits sains, des mains propres et des visages lumineux.