Kenzo Takada, le plus parisien des créateurs japonais

Kenzo Takada célèbre en février prochain ses 80 ans et lance un livre cosigné avec Kazuko Masui, dans lequel il revient sur une trajectoire marquée par la fête et le succès. Le créateur, dont le prénom est devenu au fil des années le synonyme d’une mode joyeuse et fleurie, est l’un des témoins vivants de la transformation d’un secteur devenu mondialisé.

Même si depuis presque 20 ans il n’est plus à la tête de sa marque de mode, qui appartient désormais au groupe de luxe LVMH, Kenzo Takada n’a pas gardé ses crayons. Celui qui a été l’un des premiers garçons sur les bancs du Bunka, la plus prestigieuse des écoles de mode de Tokyo, et qui a réussi à intégrer le monde de la couture parisienne grâce à la précision de ses dessins, ne cesse d’étonner. Avec de nombreuses collaborations, ayant des lignes de décoration d’intérieur aux parfums de niche, mais aussi destinés au grand public, il apporte en permanence sa touche de sophistication teintée d’exotisme toujours très festive, puisque la fête est une constante dans la trajectoire de ce monsieur à l’allure toujours impeccable et dont les airs timides peuvent être trompeurs.

Client assidu du Sept, l’adresse aussi sélecte que mythique des années 1970, où se côtoyaient les personnes les plus stylées du Paris de l’époque, son histoire se mélange avec celle des années Palace et Bains-Douche et il a même fait un défilé de mode pour l’ouverture du Studio 54 à New York. « Les années 1970 c’était génial. On était libre et on pouvait tout faire. C’était la fête », se souvient-il.

Kenzo Takada a aussi ouvert la voie à une génération de créateurs japonais, d’Issey Miyake à Yojhi Yamamoto en passant par Rei Kawabuko qui ont débarqué à Paris après lui, en apportant un nouveau souffle aux podiums occidentaux. Mais contrairement à ses compatriotes, qui ont misé sur une mode qui hésitait entre le sombre et le conceptuel, Kenzo voulait que ses créations soient portées partout et sa contribution à la démocratisation de la mode par le biais du prêt-à-porter est indéniable.

Par ailleurs, avant même que les superproductions des géants du luxe se banalisent sur Instagram, il pratiquait déjà le concept des « défilés performance », avec des mannequins qui dansaient et s’amusaient devant le public. Kenzo Takada a le sens du show comme personne. La preuve avec son défilé automne-hiver 78-79, dans lequel un mannequin entre dans la salle à cheval, ou encore les images de lui-même se baladant sur un éléphant lors d’une séance photo. À l’occasion de la sortie de ce beau livre paru aux éditions du Chêne et intitulé simplement Kenzo Takada, il a reçu RFI dans ses bureaux parisiens.

RFI : Dans ce livre vous publiez quelques lettres envoyées à votre mère lors de votre arrivée à Paris. Sur l’une d’entre elles, vous racontez que vous marchiez toute la journée et malgré cela vous n’arriviez pas à dormir, tellement vous étiez excité par la ville. Paris vous enchante toujours autant ?

Kenzo Takada Comme j’habite ici depuis plus de 50 ans, j’y suis très habitué. Mais à la fin de l’après-midi, quand je passe place de la Concorde, devant le Grand Palais ou la Seine, je me dis « waouh ». C’est quand même très beau. Je suis toujours amoureux de Paris.

Vous dites que c’est Paris qui vous a donné la liberté de créer. Pourquoi ?

Au Japon, il y a pas mal de protocoles, tandis qu’à Paris, comme je ne connaissais pas beaucoup de monde, je faisais ce que je voulais. Pour moi, c’était une liberté totale. C’est pour ça aussi que je voulais rester à Paris. Il y avait la mode, mais il y avait aussi cette liberté.

Dès votre premier défilé, en 1970, la presse est fascinée par votre style et une robe à motif traditionnel de kimono fait la couverture du magazine Elle. Le monde de la mode était encore influencé par le mouvement hippie et on vous associe immédiatement aux fleurs. C’était votre marque de fabrique ?

Avant l’ouverture de ma première boutique, je suivais les tendances de la haute couture, très sobre et structurée. Mais j’ai commencé à me demander quelle était mon identité. Qu’est-ce que je connaissais mieux que les créateurs français ? Comme je suis Japonais, je me suis dit qu’il fallait profiter de ma culture, avec les kimonos, le kabuki. Alors je suis rentré au Japon et j’ai acheté des tissus de kimono, mais aussi des kimonos en coton et des accessoires. J’ai acheté aussi plein de coton coloré, pas cher, au Marché Saint Pierre, à Paris, et j’en ai fait des robes. Les kimonos ont beaucoup de motifs y compris des fleurs, chose rare au début des années 1970 à Paris. C’est ça peut-être qui donnait une sorte de fraîcheur.

Malgré votre passion par la mode, vous avez quitté votre marque il y a bientôt 20 ans. Depuis vous avez travaillé sur d’autres projets, mais est-ce que la frénésie des défilés vous manque ?

J’adorais tout ça, mais en même temps c’était tellement épuisant… C’était une grande responsabilité et une pression énorme. J’ai fait ça pendant 30 ans ! Alors à un moment je voulais arrêter. Mais finalement cela me manque un peu. On ne peut pas tout avoir.

Cela correspondait aussi à une époque où le marketing gagnait de plus en plus d’importance dans la mode. Ce pouvoir des marqueteurs sur les créateurs était-il quelque chose qui vous dérangeait ?

C’est difficile d’avoir quelque chose à la fois très créatif et très commercial. Pendant les années 1970, je ne pensais pas au business. C’était plutôt les défilés et la fête. Mais arrivent les années 1980. J’ai dû organiser la société et commencer à penser à ce côté business. Avec les collections plus commerciales, la société a grandi et les affaires allaient bien, mais les journalistes commençaient à dire que j’étais trop commercial. On ne peut pas avoir le côté création et business ensemble. C’est très difficile. Même s’il y a des créateurs qui y arrivent.

Quel regard portez-vous sur la mode d’aujourd’hui ?

Je sens que le changement est énorme. Dans les années 1970, on devait attendre deux, trois mois pour voir les photos des défilés. Maintenant on voit tout immédiatement. C’est incroyable ! Je trouve que c’est bien, mais en même temps il manque quelque chose. Avant, quand je voyageais, au Japon ou au Brésil par exemple, je trouvais une mode différente. Maintenant, je trouve les mêmes boutiques et les mêmes modèles n’importe où. C’est bien, mais cela manque un peu de diversité. C’est dommage… En même temps, l’industrie de la mode est devenue quelque chose de très important.

Qu’est-ce qui vous inspire aujourd’hui ?

J’ai besoin de travailler avec de jeunes équipes, d’être en contact avec la vie quotidienne, les expositions … L’inspiration est à Paris, dans les cinémas, les musées, les livres. L’inspiration est un peu partout.