Le pays risque d’être ingouvernable

En annonçant au soir du 24 février que le candidat Macky Sall avait remporté la présidentielle avec 57% des voix, alors que les résultats provisoires du scrutin présidentiel n’étaient pas connus et que les chiffres émanant des PV des bureaux de vote continuaient de s’égrener lentement dans les organes de presse audiovisuels, le Premier ministre Boune Abdallah Dione, entouré des thuriféraires du régime APR, a soulevé un tollé général, obligeant les porte-paroles de l’opposition à surenchérir avec des pourcentages à la baisse tout aussi intempestifs, situés entre 39 et 44%, ce qui a conduit l’UMS et la CENA à appeler à la retenue en attendant la publication des résultats provisoires du scrutin par la commission nationale de recensement des votes.

Certes, cette déclaration du directeur de campagne du président sortant pourrait s’inscrire dans une sorte de réaction à la conférence de presse précédemment tenue par les deux candidats Idrissa Seck et Ousmane Sonko, mais, pour autant, il n’était pas nécessaire de se risquer à avancer un chiffre que rien ne permettait de corroborer. La bataille psychologique et les manipulations qui vont avec ne justifiaient pas qu’on allât aussi loin, surtout lorsque l’on sait qu’un climat de suspicion s’était installé tout au long des différentes péripéties du processus électoral et que l’opinion publique avait été suffisamment sensibilisée, depuis des mois, sur un risque de « hold-up » électoral de la part du pouvoir en place.

De plus, le fait que cette déclaration ait été faite par le Premier ministre soi-disant « en sa qualité politique » et à partir du siège de la coalition BBY n’enlève en rien les responsabilités qui lui incombent en tant que personne investie d’un pouvoir d’autorité et, en l’occurrence, vis-à-vis de celle chargée de l’organisation des élections, à savoir le ministre de l’Intérieur… Le dédoublement des fonctions étant mal venu ici, l’on a du mal à comprendre qu’il ait été mis en première ligne, plutôt que de laisser à quelqu’un d’autre le soin de se livrer à une telle communication.

Mais, les choses étant en l’état, il reste à espérer que la raison finira par l’emporter et que les manipulations cesseront et, surtout, qu’elles ne se feront, ni au niveau des commissions départementales de recensement des votes, ni à celui de la commission nationale. Il faut s’attendre dans un pays tel que le nôtre, cité jusqu’ici en exemple en Afrique et dans le monde pour sa longue tradition républicaine et sa culture démocratique, qu’un comportement exemplaire fondé sur l’éthique de responsabilité soit adopté par ses dirigeants, à l’image de ce qui s’est passé en 2000 et en 2012, où les présidents Diouf et Wade, de la même manière que le peuple, avaient désavoué des collaborateurs et partisans ayant proclamé par anticipation des résultats inconsidérés, ou les en avaient dissuadé. En ce qui concerne 2012, une vidéo devenue virale depuis hier soir montre la position de fermeté qu’avait affichée l’actuel président sortant, qui était alors le candidat contre lequel était dirigé ce coup de Jarnac.

Il reste donc à espérer, par-dessus tout, que les acteurs sauront attendre la proclamation des résultats, que « la vérité vraie » issue des urnes de ce 24 février triomphera, que la paix sociale continuera d’être de mise au Sénégal –  qu’il y ait un vainqueur disposant de la majorité requise dès le premier tour, ou qu’il y ait un second tour à venir du fait d’un ballotage – et que les vaincus féliciteront in fine le vainqueur.

Malheureusement, cependant, l’on ne peut s’empêcher d’être pessimiste, car, quel que soit ce vainqueur, le pays risque d’être ingouvernable au cours de ces cinq prochaines années. Si c’est le candidat de BBY, il ne pourra pas convaincre de la véracité de sa victoire et son mandat sera entaché par les attitudes de défiance, les revendications et divers mouvements sociaux, qui seront de surcroît exacerbés par les stratégies de harcèlement de l’opposition, rendant ainsi les rapports de forces sur le terrain à son désavantage. Et si c’est l’un des candidats de l’opposition, tout gouvernement de coalition qu’il mettra en place risque d’être placé sous le signe de l’instabilité, du fait du manque de cohésion, voire de solidarité, découlant non seulement de visions ou sensibilités disparates, mais aussi et surtout des ambitions, projets et calculs individuels des partenaires du moment.