[Tribune] La Tunisie fait tourner sa « planche à devises »

Le ministère tunisien des Finances vient d’emprunter 356 millions d’euros à 12 banques tunisiennes. Cette décision augmente le risque d’insolvabilité des banques et pourrait coûter très cher à l’État, si le cours du dinar continue de baisser.

L’État tunisien innove en matière de dette publique. Après avoir fait tourner sa planche à billets pendant plusieurs années, une nouvelle ère commence : le ministère des Finances a obtenu, le 26 mars dernier, un prêt de 356 millions d’euros (1,2 milliard de dinars) de la part de 12 banques tunisiennes afin de financer le budget de l’État.

En somme, un prêt en euros, octroyé à un État qui récolte des recettes majoritairement en dinars, par des banques tunisiennes qui calculent leurs bénéfices en dinars. Sans oublier le taux « préférentiel » et les efforts consentis par nos banques pour venir en aide à l’État tunisien. Mais en réalité, qu’est-ce qui se cache derrière ce taux ?

Accorder un crédit en euros à un pays dont la monnaie de référence est le dinar suscite une question majeure : qui va supporter le risque de change ? Les principales entreprises publiques sources de devises sont soit à l’arrêt, soit en difficulté financière. Si l’État tunisien compte sur les rentrées de devises de ces entreprises pour rembourser cette nouvelle dette, il devrait se rappeler que cela ne suffirait même pas à rembourser une partie de sa charge de dette étrangère de cette année et des années qui viennent (plus de 3 milliards de dinars par an selon la Cour des comptes). Il est donc question à un moment donné d’aller chercher le reliquat en devises étrangères, et au final c’est l’État tunisien qui va supporter le risque de change.

Ainsi, le coût total du crédit sera égal aux intérêts payés aux banques, de l’ordre de 2,5 %, en plus de l’éventuelle dépréciation du dinar. Il s’agit donc d’un crédit à taux variable avec un risque de change pour lequel l’État tunisien ne s’est pas couvert, une pression en plus sur le dinar tunisien dans les années à venir.

Outre le risque de change, ce prêt pose la question de la capacité des banques tunisiennes à faire face au risque d’insolvabilité, c’est-à-dire au risque éventuel lié à leurs activités, comme le risque de non remboursement des crédits distribués. Rappelons à ce stade que la Banque centrale de Tunisie a récemment mis en place un cadre prudentiel s’inspirant de la première version de la réglementation prudentielle internationale, la réglementation Bâle. Celui-ci fixe certaines obligations aux banques pour assurer une prise de risque non excessive.

Dans ce cadre, le ratio de solvabilité des banques, défini comme le rapport entre les fonds propres de la banque et les risques encourus par cette dernière, ne devrait pas être inférieur à 10 % et ce, pour assurer sa solvabilité. Cela a pour objectif de limiter la prise de risque des banques afin d’éviter un désastre financier en cas de difficulté d’un établissement bancaire.

Ce qu’il faut savoir à ce stade, c’est que cette même réglementation prévoit que les prêts à l’État tunisien ne font pas partie du calcul du risque total encouru par chaque banque (cf. circulaire n°2018-06 du 05/06/2018, page 427, article 12, alinéa A).

Ainsi, selon la réglementation tunisienne en vigueur, l’octroi d’un crédit supplémentaire à l’État tunisien n’a pas d’impact sur le risque encouru par la banque et n’est pas pris en considération dans le calcul de son ratio de solvabilité.

Résultat : les banques tunisiennes peuvent donner des crédits à l’État tunisien autant qu’elles le souhaitent et cela n’affectera pas leur ratio de solvabilité. Deux interrogations majeures ressortent.

Premièrement, selon cette réglementation, la dette de l’État tunisien n’est pas risquée. Alors pourquoi les banques octroient-elles un prêt avec un taux de 2,5 %, alors que les dettes des pays considérés sans risque comme l’Allemagne empruntent à des taux au voisinage de zéro voire à des taux négatifs pour des dettes de long terme ? Ce n’est donc pas un cadeau des banques tunisiennes et on comprendra très mal pourquoi on les remercie.

Deuxièmement, les agences de notation financière considèrent les prêts en devises octroyés à l’État tunisien comme étant un investissement hautement spéculatif. Sachant que la réglementation internationale considère qu’un tel crédit devrait être incorporé totalement dans le calcul du ratio de solvabilité, comment peut-on négliger cela dans le calcul du ratio de solvabilité dans la réglementation tunisienne, en considérant la dette souveraine tunisienne sans risque ? Ainsi, la mesure du risque de solvabilité des banques tunisiennes est nettement sous-évaluée, ce qui laisse à présager un risque réel d’insolvabilité encore plus grand que celui calculé.

Je rappelle à ce stade que les banques tunisiennes ont fait des marges bénéficiaires records pendant l’année 2018, dans une économie en stagnation, ce qui est en soi paradoxale. Il est évident qu’en 2019 ces mêmes banques prévoient de garder la même marge, voire de l’augmenter. Et les prêts en devise à l’État tunisien seraient l’un des moyens les plus fructueux pour cela, puisque cela n’affecte pas le ratio de solvabilité.

En conclusion, il est nécessaire de rappeler à ceux qui se félicitent d’une telle opération que le taux réellement supporté par l’État pourrait être beaucoup plus important que celui d’un emprunt de l’extérieur si le dinar continue sa chute faramineuse, et que ce prêt vient augmenter davantage le risque d’insolvabilité des banques tunisiennes, pour lesquelles nous ne disposons pas d’indicateur fiable concernant le risque qu’elles encourent. Certes, un crédit de l’étranger aurait un taux d’intérêt plus important, mais ne viendrait pas augmenter le risque systémique.