Dix ans après la vague de contestations qui a déferlé sur la quasi-totalité des pays arabes, le bilan est sombre. Si la Tunisie a connu une transition démocratique, d’autres pays ont plongé dans le chaos. Retour sur cette année historique et ses conséquences.
L’histoire de chaque pays arabe est singulière, mais un élément commun les rassemble : à l’exception du Qatar, les 22 pays du monde arabe ont traversé en 2011 une période de manifestations et de contestations contre les régimes en place.
Le monde arabe galvanisé
En janvier 2011, la Tunisie ouvre le bal de ces mouvements suite à l’immolation d’un jeune vendeur ambulant de Sidi Bouzid. Les revendications économiques et sociales se transforment rapidement en revendications politiques. « Dégage » devient le maître-mot de la révolte non-violente qui aboutit à la chute du président Ben Ali le 14 janvier.
Le vent de la révolution tunisienne se répand tout au long de cette année 2011 à des degrés divers, du Maroc au Bahreïn en passant par l’Égypte, la Syrie ou la Jordanie. À l’origine de ces printemps arabes, une jeunesse remontée contre des régimes autoritaires qui la délaissent, le manque d’emplois et de perspectives. Les peuples arabes réclament de la dignité, du pain et la liberté. Ils veulent s’affranchir du destin qui leur a été imposé.
Parfois appelés « révolution 2.0 », les printemps arabes se disséminent dans la région et prennent de l’ampleur en partie grâce aux réseaux sociaux, nouvelle arme défiant la censure des autorités de cette jeunesse plus que jamais remontée.
Un bilan amer
Si la transition démocratique est rapidement effective en Tunisie malgré les difficultés qui persistent en matière économique et sociale, d’autres pays ne connaissent pas le même sort. La révolution syrienne se transforme en une guerre civile sans précédent (plus de 500 000 morts) qui se poursuit encore aujourd’hui ; la Libye et le Yémen sont également plongés dans le chaos. En Égypte et au Bahreïn, les régimes autoritaires ont maté les mouvements de contestation.
« Pour qu’une révolution citoyenne, non portée par des partis politiques, puisse réussir, il faut qu’il y ait impérativement une structuration de la société civile », analyse Jean-Paul Chagnollaud, président de l’iReMMO (Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient), professeur émérite des Universités, directeur de la revue Confluences Méditerranée. Et ce fut le cas en Tunisie où les associations ont toujours pu, parfois laborieusement, fonctionner. Par ailleurs, l’armée ne jouait pas un rôle majeur en Tunisie, à la différence de l’Égypte et de beaucoup de pays du Moyen-Orient. « Et puis, poursuit le président de l’iReMMO, la Tunisie s’est développée avec des valeurs républicaines dès l’époque de Bourguiba. »
En Syrie, si le printemps a échoué, c’est entre autres parce que le régime n’est pas autoritaire (comme il l’était dans la Tunisie de Ben Ali) mais totalitaire. Il a rapidement écrasé toute revendication de quelque acteur que ce soit, toute forme de société civile a été éradiquée. À la différence de la Tunisie encore, qui n’a pas connu d’ingérence extérieure, la présence iranienne et russe en Syrie dès 2015 a participé à l’étouffement de la révolution. « Aussi, la Syrie est un cas très particulier, explique Jean-Paul Chagnollaud, ce n’est pas l’État de la société mais l’État d’un clan. »
Quant à l’Égypte, où il y avait une forte structuration de la société, le printemps est très rapidement devenu hiver parce qu’il a été détourné par les islamistes qui ont remporté les élections en 2011-2012. De là à parler d’un hiver islamiste ? « Non, on a permis aux Égyptiens de voter librement, poursuit le professeur. Le cas égyptien est l’exemple parfait de l’instrumentalisation par l’armée de la révolution. L’armée est un État dans l’État. Nous sommes plutôt aujourd’hui dans un système autoritaire qui n’est pas un hiver islamiste mais dans un hiver autoritaire et arbitraire de l’armée. Un pouvoir plus brutal encore que ne l’était Moubarak. »
Dix ans après les printemps arabes, l’opinion publique arabe, frappée par des crises économiques et sociales, ressent ainsi un manque total de confiance dans ses régimes, rapporte The Washington Institute au vu de deux sondages publiés à Doha et Dubaï. « La démocratie n’est pas une sorte de café instantané, peut-on lire dans L’Orient le jour, elle a besoin pour s’épanouir et croître d’un environnement favorable et d’une culture hospitalière (…) Les gens qui se sont révoltés et sont descendus dans les rues exécraient les régimes qui les tyrannisaient depuis si longtemps. Mais il leur manquait une vision claire, unifiée, du changement qu’ils souhaitaient. »
Au niveau régional, les printemps arabes ont également bouleversé la donne. La Syrie, l’Irak et l’Égypte ont perdu leur stature de puissances régionales. « Il reste les puissances non-arabes, explique le directeur de l’iReMMO : Israël, qui a tiré son épingle du jeu, qui a bénéficié du soutien de Donald Trump et qui a normalisé ses relations avec certains pays arabes ; la Turquie et l’Iran également demeurent aujourd’hui des puissances régionales incontournables. Les printemps arabes ont créé un affaissement gigantesque au cœur du monde arabe. »
Une résurgence révolutionnaire ?
Depuis 2019-2020, des mouvements de contestation ressurgissent, en Algérie, au Liban, en Irak. Même en Tunisie, comme le prouvent les manifestations de mécontentement de ces derniers jours. Les aspirations de liberté perdurent donc dans le monde arabe. Prémices d’un nouveau souffle de révolution ? L’avenir le dira, mais ce dernier apparaît bien sombre.
La situation au Liban est alarmante. « Le Liban n’a pas d’État, donc on ne peut pas renverser le pouvoir. Le système contre lequel les manifestants se sont levés, c’est un système qui n’est pas seulement politique mais aussi sociétal », analyse Jean-Paul Chagnollaud. « Il en est de même à propos de l’Irak. La nation irakienne n’existe pas, il n’y a qu’un peuple irakien. » Les sunnites ont en effet leur propre histoire, les chiites aussi. Puis les Kurdes qui disposent d’une très large autonomie. L’histoire du monde arabe est bel et bien toujours en marche.