« Chaque peuple, le peuple russe particulièrement, reconnaît la racaille et les traîtres et peut les recracher comme une mouche entrée dans la bouche », a déclaré mercredi 16 mars Vladimir Poutine. Des propos justifiés ce jeudi par Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, évoquant une « purification » de la Russie à la faveur du conflit en Ukraine. Le discours des autorités devient de plus en plus violent à l’égard de tous ceux qui osent les contester, comme l’explique Françoise Daucé, spécialiste de la Russie à l’EHESS.
RFI : Vladimir Poutine parle d’une « cinquième colonne », de « traîtres » à la solde de l’Occident dont l’objectif serait de « détruire » la Russie. Qui est visé par ce discours ?
Françoise Daucé : On peut penser à tous ceux qui se sont exprimés contre la guerre en Ukraine, tous les citoyens – et ils étaient très nombreux – qui ont signé des pétitions pour protester contre le conflit. Et puis, bien sûr, il y a tous ceux qui sont visés déjà depuis longtemps par les autorités russes, et notamment à toutes les organisations qui ont été classées « agent de l’étranger » depuis 2012, et qui sont susceptibles d’être victimes de ces menaces de « nettoyage » de la société.
Est-ce qu’il n’y aurait pas également la volonté d’envoyer un message aux oligarques qui ne lui seraient pas fidèles ?
Contre les oligarques, les menaces ont surtout été très fortes au début du premier mandat de Vladimir Poutine. On se souvient du cas de Mikhaïl Khodorkovski, arrêté et emprisonné pendant presque dix ans. Ces derniers temps, les menaces pesaient sur d’autres groupes de la société, sur des militants comme Alexeï Navalny et sa Fondation de lutte contre la corruption qui a été déclarée « organisation extrémiste » en 2021. Mais il est tout à fait possible que dans le contexte de la guerre, ces menaces se traduisent par des arrestations dans différents groupes de la société.
Vladimir Poutine veut-il pousser les gens à fuir la Russie s’ils ne sont pas d’accord avec lui, ou veut-il lancer une série d’arrestations et de purges au sein de la société ?
Les deux mouvements sont concomitants. D’une part, on assiste à un mouvement très important d’exil des militants les plus menacés en Russie. Et l’on voit beaucoup de citoyens russes qui essaient de partir, ayant pris conscience de cette violence et de la possibilité que l’État russe se retourne contre eux. C’est un premier mouvement que le gouvernement laisse faire : voir partir à l’étranger ses opposants, c’est une façon aussi de les éloigner et de s’en défaire !
Et puis le deuxième mouvement qui est concomitant, c’est la répression contre les personnes qui ne peuvent pas partir ou qui font le choix de rester pour continuer à essayer de changer la situation de l’intérieur. Pour ces personnes-là, effectivement, la menace est très préoccupante et pourrait être très violente. D’autant plus que la Russie a quitté le Conseil de l’Europe et s’affranchit de plus en plus des règles du droit européen et international.
On a parlé à un moment dans les rangs de l’opposition, même avant la guerre, d’un retour à 1937, c’est-à-dire aux purges staliniennes. Mais beaucoup disaient à l’époque qu’on ne pouvait pas faire cette comparaison. Est-on en train aujourd’hui de basculer tout de même dans quelque chose qui commence à y ressembler ?
Nous avons en effet le sentiment, avec le début de la guerre, d’assister à un basculement dans toujours plus de violence à l’intérieur du pays, contre la population russe elle-même. On n’en est pas encore aux purges staliniennes des années 1930, à la Grande Terreur. Mais c’est ce que laisse entrevoir la violence du discours tenu par Vladimir Poutine.
On peut aussi penser à toutes les répressions qui peuvent avoir lieu dans un contexte de guerre contre ceux qui sont considérés comme la « cinquième colonne », le terme employé par Vladimir Poutine pour désigner les « traîtres », c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas solidaires, loyaux à la cause du gouvernement. Donc, c’est à la fois probablement la réminiscence des heures les plus sombres de la période soviétique, et la mobilisation d’outils de répression propre aux temps de guerre.
rfi