Au Rwanda, un « miracle » économique terni par l’insécurité alimentaire

Avec une croissance de 7,5 % par an, le Rwanda fait figure de virtuose économique en Afrique. Le modèle impulsé par le président Paul Kagamé veut placer le pays au cœur de l’innovation. Un choix fait au détriment des agriculteurs majoritaires

L' »Innovation City » de Kigali, un maxi-pôle technologique à 10 kilomètres de la capitale, est un concentré urbain de « success stories » à la rwandaise. Cette Sillicon Valley africaine, voulue par le Bureau de développement du Rwanda et dont la mise sur pied s’élève à 2 milliards de dollars, abritera le premier centre de recherche en informatique quantique du continent, un incubateur de start-up, une antenne de l’université américaine Carnegie Mellon et des entreprises technologiques.

« L »Innovation City’ devra créer 50 000 emplois par an », a annoncé le Premier ministre rwandais Édouard Ngirente en novembre 2018. « Je ne peux pas être Mark Zuckerberg, mais je vais essayer d’accompagner les autres à devenir des Mark Zuckerberg », avait déclaré quant à lui le président Paul Kagamé, lors du Forum Next Einstein à Kigali en mars 2018.

Le Rwanda surfe sur la vague de la modernisation depuis bientôt vingt ans, comme l’explique An Ansoms, spécialiste de l’économie rwandaise à l’université catholique de Louvain, en Belgique, interrogée par France 24. « Après la phase de reconstruction entamée au lendemain du génocide, le gouvernement s’est focalisé à partir de l’année 2000 sur la création d’un pays exemplaire. À cette période, les documents officiels évoquaient déjà la volonté de développer une économie autour d’un ‘hub technologique trilingue au Rwanda' », se remémore l’économiste.

Aujourd’hui, les indicateurs économiques font pâlir d’envie ses pairs africains. Ils comblent ses bailleurs de fonds, qui financent 40 % du budget du pays et qui n’hésitent pas à évoquer le « miracle africain ». La Banque mondiale affiche une augmentation moyenne du PIB annuel du Rwanda de 7,5 % et le FMI prévoit une croissance de 7,8 % en 2019. Pour les investisseurs étrangers, le pays compte plusieurs atouts : une stabilité politique liée aux réélections de Paul Kagamé,  un indice de corruption relativement bas – 4e pays du continent dans le classement de Transparency International – et un taux de scolarisation de 98 %, selon l’Unicef.

Une révolution verte pour 85 % de la population

Mais au pays des « Milles collines », où les deux tiers de terres sont cultivables, entre 75 % et 85 % de la population vit en zone rurale. En 2008, l’État a engagé une réforme agraire et bouleversé les habitudes des agriculteurs. « Alors que traditionnellement les paysans rwandais semaient dans les mêmes champs plusieurs cultures, afin d’avoir des provisions de sécurité, le gouvernement a souhaité maximiser la productivité en imposant un modèle de monoculture », explique Giuseppe Cioffo, chargé de plaidoyer et de programmes au sein du Réseau Européen pour l’Afrique Centrale EurAc, contacté par France 24.

Pendant près de dix ans, cette révolution verte, organisée et contrôlée par le Bureau de l’agriculture rwandais, avec le soutien de la Banque mondiale, a ainsi fait décoller le rendement des terres et doublé par exemple la production de maïs. Les exportations rwandaises ont quadruplé entre 2007 et 2016, souligne un rapport de l’institution financière internationale : leur volume est passé de 400 millions de dollars à 1,6 milliard.

Pour s’assurer que chaque cultivateur se concentre sur une seule et même denrée, l’État rwandais leur a fourni des semences et des fertilisants chimiques, comme il a fait planer sur eux la menace de l’expropriation en cas de refus. Il a aussi incité les agriculteurs à se réunir en coopératives.

« En principe, les producteurs devaient semer ensemble, récolter ensemble et vendre ensemble », résume Giuseppe Cioffo de l’EurAc. « Mais il ne suffit pas de copier un manuel de la Banque mondiale, pour que le modèle soit viable. » En effet, dans des régions au nord du pays, par exemple, les paysans se sont rendu compte que la semence de maïs n’était pas adaptée aux sols. Certains fertilisants ont, eux, appauvri d’autres champs. « Le problème lorsqu’on cultive une seule denrée, dans une région soumise à des variations climatiques difficiles », souligne le spécialiste du Réseau européen pour l’Afrique Central, « c’est le risque de famine ».

Insécurité alimentaire et chiffres de la pauvreté

Face aux données de la croissance, de certains observateurs agitent les chiffres de l’insécurité alimentaire. Au Rwanda, le taux de malnutrition chronique chez l’enfant avoisinait les 38 % en 2018, souligne l’Unicef. « D’une part, la monoculture et l’inflation de denrées cultivées ailleurs ont engendré des cas de petites famines régionales », confirme l’économiste An Ansoms, « d’autre part, nous avons constaté que les fédérations de paysans avaient du mal à négocier les prix sur le marché. »

Accusé en 2015 d’avoir manipulé les chiffres de la pauvreté, le gouvernement rwandais a lancé en juillet 2018 une nouvelle politique agricole, « pour donner aux paysans un rôle plus actif », affirme Giuseppe Cioffo. Il doit relever notamment un défi démographique de taille : en 2050, la population du Rwanda devrait pratiquement doubler pour dépasser la barre des 20 millions d’habitants. Le plan de développement ‘Vision 2020’ du président Paul Kagamé vise à développer le secteur des services, dans le but de classer le Rwanda dans la case « pays à revenu intermédiaire ».

L’avenir économique du Rwanda repose sur la jeunesse : trois habitants sur cinq ont moins de 25 ans. Mais entre les travailleurs de la terre et ceux des start-up de la « Kigali Innovation City », se creuse un fossé socio économique. « Les jeunes qui viennent du secteur agraire et qui n’ont pas les qualifications pour travailler dans un milieu urbain informatisé sont majoritaires. Le plus grand défi sera de leur trouver une place dans le monde du travail », conclue An Ansoms, le professeur d’économie à l’université catholique de Louvain. Le Rwanda devra « incuber » son développement rural au même titre que ses start-up.