À l’approche de l’élection présidentielle de 2020, les revendications pour une reconnaissance des méfaits de l’esclavage ont refait surface aux États-Unis. Ces revendications assorties de demandes de compensations financières ont trouvé des oreilles compatissantes au sein du Parti démocrate. S’agit-il de calculs électoraux ou de tendances de fond ? Toujours est-il qu’à l’initiative de la majorité démocrate, le sous-comité juridique du Congrès auditionnera ce mercredi Ta Nehisi-Coates et Danny Glover, avocats passionnés de la cause afro-américaine.
Les symboles ont leur importance dans l’imaginaire historique. Ce ne sont pas les démocrates du Capitol Hill qui ont choisi la date du 19 juin pour auditionner l’essayiste Ta-Nehisi Coates et l’acteur Danny Glover sur la question controversée des réparations de l’injustice faite aux Afro-Américains, qui diront le contraire. En effet, ce n’est sans doute pas accidentel si ces auditions se déroulent un 19 juin, le jour de la commémoration de la fin de l’esclavage aux États-Unis, survenue il y a plus de 150 ans au terme d’une guerre civile dévastatrice.
« Juneteenth »
D’après les historiens, la journée du 19 juin, appelée aussi « juneteenth », néologisme composé de « June » et « teenth » de « nineteenth », commémore la date de l’annonce de la libération des esclaves dans l’État du Texas, qui fut le dernier État à en être informé, soit deux ans après l’entrée en vigueur de la proclamation d’émancipation le 1er janvier 1863. La commémoration du 19 juin prend cette année une signification nouvelle, puisqu’elle est associée à la relance par le Congrès des débats sur l’indemnisation des descendants des anciens esclaves et les réparations des injustices dont ceux-ci ont été victimes depuis l’abolition.
Plusieurs personnalités, dont certaines disputent les primaires du Parti démocrate en vue de la présidentielle de 2020, sont à l’origine de cette démarche. Les plus connues sont Elizabeth Warren, la sénatrice du Massachusets, Julian Castro, un ancien ministre de Barack Obama d’origine hispanique, Pete Buttigieg, maire de South Bend (Indiana), Beto O’Rourke, ancien parlementaire, et, last but not least, deux personnalités identifiées comme Noires, la sénatrice de la Californie, Kamala Harris, qui est d’origine indienne et jamaïcaine et Cory Booker, Afro-Américain de New Jersey.
Ces derniers ont régulièrement pris position dans des débats sociétaux sur le racisme et les injustices visant les communautés noires des États-Unis et réclament la création d’une commission chargée d’étudier l’impact de l’esclavage et des discriminations pratiquées contre les Afro-Américains notamment dans les domaines des études, de l’emploi et des logements.
Une résolution dans ce sens a été présentée au Congrès chaque année depuis 1991 par un ancien élu démocrate, John Coyners, jusqu’à sa démission en 2017, mais elle n’a jamais été soumise au vote. Il y a des chances, cette année, que ce projet de loi qui bénéficie du soutien du Parti démocrate, soit finalement votée par le Congrès et un groupe d’experts soit nommé dans la foulée pour étudier la question des indemnisations. Le projet de loi a été soutenu par la puissante cheffe des démocrates à la Chambre des représentants, Nancy Pelosi. L’objectif serait d’étudier, comme l’a déclaré Kamala Harris, « les effets de la discrimination et du racisme institutionnel sur plusieurs générations et déterminer comment on peut intervenir pour corriger cela ».
Promesses de campagne ?
D’aucuns disent que ce ne sont que des promesses de campagne. « Traditionnellement, rappelle Ana Lucia Araujo, professeure d’histoire à Howard University (États-Unis) et spécialiste de l’histoire sociale et culturelle de l’esclavage transatlantique, les démocrates n’ont jamais vraiment soutenu la demande de réparations financières pour l’esclavage, à l’exception notable du pasteur Jesse Jackson, candidat malheureux aux scrutins présidentiels de 1984 et 1988. »
D’ailleurs, les réparations ne figuraient pas parmi les enjeux de la campagne présidentielle de 2016, contrairement à ce qui se passe cette année où elles se sont imposées d’emblée comme thème de campagne. Il y a quatre ans, la candidate démocrate Hillary Clinton, qui était très populaire auprès des électeurs afro-américains, n’avait pas estimé utile de prendre en charge les demandes de réparations, encore moins la proposition alors minoritaire dans son parti de verser des indemnisations financières aux descendants des esclaves, si elle était élue.
Tous se souviennent aussi comment Bernie Sanders, l’autre candidat iconique de l’aile gauche des démocrates, avait suscité le courroux des militants de son parti et des intellectuels afro-américains, en déclarant qu’il y avait de meilleurs moyens de s’attaquer « aux énormes disparités qui existent dans notre pays […] que de faire un chèque ».
Comment expliquer alors le virage à 180 degrés des candidats démocrates par rapport à la question des compensations ? « N’oubliez pas, glisse Ana Lucia Araujo, que les Afro-Américains, qui représentent 13,4% de la population américaine, votent majoritairement démocrate. Les candidats savent que le soutien de la communauté africaine-américaine sera vital face à Donald Trump en novembre 2020. Difficile de croire qu’il n’y ait pas une part de calcul électoral dans les prises de position des candidats. »
« Cela dit, grâce au travail des activistes des mouvements tels que Black Lives Matter, poursuit la spécialiste, il est devenu difficile pour les progressistes de tous bords de ne pas prendre en compte désormais les discriminations envers les Noirs. Aux discriminations s’ajoutent les espoirs déçus des Afro-Américains dont les revenus médians ne se sont guère accrus pendant les huit années Obama. Ils ont vu au contraire leurs vulnérabilités s’accroître suite à la crise dessubprimes de 2006 qui ont touché une majorité des Noirs. La prise de conscience de ces difficultés traverse la communauté noire, mais aussi depuis quelques années la majorité blanche grâce notamment aux écrits coups-de-poing de quelqu’un comme Ta-Nehisi Coates, qui a une audience grandissante parmi le lectorat blanc. »
« C’est aussi l’époque qui veut ça, a expliqué à une radio newyorkaise la députée démocrate du Texas Sarah Lee Jackson, qui a pris le relais de John Conyers en réintroduisant le projet de loi de ce dernier devant le Congrès. C’est tragique, mais nous assistons en ce moment à une recrudescence de violences racistes, avec la montée des suprémacistes et nationalistes blancs. » « Pour moi, la résurgence des revendications pour une reconnaissance des méfaits de l’esclavage est le contre-coup, voire l’effet cumulatif des différents phénomènes à l’œuvre dans la société américaine », ajoute pour sa part Ana Lucia Araujo.
L’Amérique en procès
Le plaidoyer vibrant en faveur des réparations de l’esclavage sous la plume de l’intellectuel noir et journaliste Ta-Nehisi Coates est l’un de ces phénomènes à l’œuvre dans la société américaine, dont parle Araujo. Son livre intitulé en français Le Procès de l’Amérique : plaidoyer pour une réparation (éd. Autrement) a eu beaucoup de retentissement aux États-Unis car il démontre, à coups d’exemples précis puisés dans l’histoire, comment « les conditions de vie dans l’Amérique noire […] sont la conséquence logique et inévitable de plusieurs siècles d’ostracisme ». « Un pillage systématique, discret, souterrain se perpétue jusque dans les mesures progressistes du New Deal », écrit le journaliste, lauréat du prestigieux National Book Award pour son livre La colère noire (Autrement).
Dénonçant les spoliations, les privations de droits incessantes imposées aux descendants d’esclaves, qualifiées d’« épouvantable entreprise de brigandage d’État » par Christiane Taubira dans sa préface, Coates appelle moins à une indemnisation financière pour les crimes commis contre les Noirs qu’à la reconnaissance de la dette morale écrasante de l’Amérique à leur égard. Ce livre puissant a relancé le débat sur les réparations.
L’autre livre majeur qui a contribué à la prise de conscience sur ce sujet est sans doute celui publié par l’universitaire Ana Lucia Araujo, intitulé Reparations for Slavery and the Slave Trade :A Transnational and Comparative History (Bloomsbury). Comme son titre le suggère, l’ouvrage a pour ambition d’historiciser le débat sur les réparations. C’est ce que fait l’auteur en rappelant que la demande des réparations n’est pas un phénomène nouveau et que les premières demandes étaient contemporaines du développement du mouvement abolitionniste au XVIIIe siècle.
La prise de conscience que les pays esclavagistes ont une dette envers les esclaves, qui ont contribué à l’enrichissement de leurs maîtres et, à travers eux, de la société dans son ensemble, avait conduit Abraham Lincoln à procéder à une redistribution de 162 000 hectares de terres au profit des esclaves libérés, mais ces terres furent rendues aux planteurs blancs après la mort de président émancipateur. Pour Ana Lucia Araujo, la démarche des personnalités du Parti démocrate s’inscrit dans ce mouvement fondé sur le constat que, comme l’a expliqué le sénateur Cory Booker, « l’on ne peut pas priver une large section de la population des facilités essentielles telles que l’accès aux marchés, aux capitaux ou aux soins de santé, et imaginer que le cancer ne finira pas par affecter un jour l’ensemble du corps social ».
Les solutions proposées pour atténuer les immenses disparités créées par les discriminations contre les descendants des esclaves, vont des indemnisations financières pures et simples à la création de comptes en banque bloqués et alimentés par l’État pour les enfants, en passant par des crédits d’impôts, des aides au logements, des fonds pour des créations d’entreprises…
Si ces initiatives se révèlent être plus que des promesses de campagne et qu’elles ne sont pas remisées dans le placard des bonnes intentions après la présidentielle, les historiens de la cause afro-américaine écriront peut-être que l’année 2019 fut un tournant, alors que l’Amérique commémorait le 400e anniversaire de l’arrivée du premier bateau d’esclaves à Jamestown… Les symboles sont aussi des repères.