L’un a monté des pièces de théâtre à Sarajevo, à Gaza, à Jénine, l’autre est une figure emblématique du théâtre africain et fondateur de l’École internationale de théâtre au Bénin (EITB). Entretien croisé avec Hervé Loichemol et Alougbine Dine au festival des Francophonies, à Limoges, en France, après la première de leur spectacle « La Fin du monde évidemment ».
RFI : La Fin du monde évidemment, cette pièce à rire et à réfléchir commence avec un Lézard et finit avec Aimé Césaire. Elle démarre avec une touriste habillée en colon mettant en ébullition la société béninoise avec un lézard mort trouvé dans son sac. Pour quel public avez-vous monté ce spectacle avec les élèves-comédiens de l’EITB au Bénin ?
Hervé Loichemol : Les questions qui se posent aux jeunes comédiens au Bénin rejoignent les nôtres aujourd’hui. Quel théâtre pour quel public ? Effectivement, la pièce part d’une question de lézard, et puis la fiction s’effondre. Un certain type de théâtre est remis en question. Ce que nous jouons est contesté par le public. C’est l’organisation de cette contestation, sa mutation en un autre théâtre, qui, progressivement, va faire la part belle à Aimé Césaire. On part d’une question de lézard pour faire une autre proposition de théâtre qui s’inspire d’un très grand texte absolument fondateur, Le cahier d’un retour au pays natal.
En tant que directeur de l’École internationale de Théâtre du Bénin, vous jouez parmi vos élèves dans La fin du monde évidemment, écrit et mis en scène par Hervé Loichemol. Quel est pour vous le défi de cette pièce ?
Alougbine Dine : Pour moi, c’est ce mélange de cultures. Ce point de vue d’un autre, d’une autre culture par rapport à une autre. Du coup, cela prend des dimensions inattendues. Parce que c’est justement cette altération de la langue française avec une autre culture qui fait cet effet-là.
Dans les années 1990, en réaction à la guerre dans l’ex-Yougoslavie, vous avez cofondé le Comité Sarajevo de Genève et mis en scène plusieurs pièces dans la capitale de la Bosnie-Herzégovine. Depuis 2014, vous êtes engagé dans le projet « Du théâtre pour Gaza ». Aujourd’hui, pourquoi travaillez-vous avec des élèves du Bénin ?
Hervé Loichemol : Ce sont ces échanges qui nourrissent mon activité de metteur en scène. Cela fait vingt ou trente ans que je fais ce travail avec des lieux, des pays, des régions, des villes qui sont dans une difficulté majeure. C’était le cas de Sarajevo, de Gaza, c’est le cas de la Palestine, mais c’est aussi le cas du Bénin, quoique différemment. C’est très important et très enrichissant pour moi de me confronter et d’être confronté à des réalités qui sont différentes et qui m’obligent à reconsidérer les cadres habituels qui sont les miens, d’un metteur en scène qui a dirigé un théâtre, des compagnies, etc.
Dans la pièce, vos élèves-comédiens sont placés un peu partout dans la salle pour surgir à un moment donné parmi les spectateurs. Comment travaillez-vous avec eux la relation avec le public ?
Alougbine Dine : Au Bénin, nous travaillons beaucoup sur la relation avec le public. Le public, chez nous, il est très friand des spectacles. Tout simplement, parce qu’il n’y a rien d’autre, même si la télévision prend beaucoup de place aujourd’hui. Mais le théâtre a encore sa place. Nous faisons beaucoup de spectacles avec le grand public. Nous jouons le théâtre pas seulement en salle, mais aussi dans des stades. Les élèves ont un rapport au public qui est quand même… pluriel.
La pièce précédente, La farce de maître Pathelin, de José Pliya, dans laquelle certains de vos élèves ont joué, a été applaudie au Bénin, mais aussi en Suisse et en France. Est-ce que cela vous a frappé que la même pièce ait pu avoir du succès en Afrique et en Europe ?
Alougbine Dine : Je ne dirais pas que cela m’a frappé. J’étais certain de ça, puisque j’en ai l’expérience. La façon comment c’est fait, j’étais certain que cela va marcher au Bénin. C’est vrai, c’est un Franco-Béninois qui a écrit la pièce. Mais la façon dont elle a été montée par Simone Audemars, directrice de la Compagnie FOR, fait en sorte que cela passe partout. Les jeunes Béninois étaient émerveillés. J’étais certain qu’il y aura le même effet partout. Ce qui est bon à Tokyo peut être bon à Porto Novo, à Kamtchatka ou au Cameroun.
Un jour, j’avais monté Le Premier d’Israël Horovitz [écrivain et réalisateur américain, NDLR]. Et cette pièce ressemble tellement aux Béninois. Cela retrace notre vie. Cette course contre l’invisible, contre le néant, où l’on cherche à tout avoir pour soi. J’ai mis de telles choses dedans que les gens au Bénin ont dit : « cela marche au Bénin, mais pas ailleurs ». J’avais parié que cela marcherait partout. Et même chez les Arabes, la pièce a bien marché, même si cela parle parfois de sexe. Aujourd’hui, cette pièce dans laquelle je joue, c’est tellement bien cuisiné qu’il y a un peu de tout. Celui qui vient, il aura toujours sa part à prendre dedans, qui qu’il soit.
Vous êtes le directeur de l’École internationale de Théâtre du Bénin (EITB). D’où viennent les élèves et où repartent-ils après leur diplôme ?
Alougbine Dine : Les élèves viennent en général de l’Afrique de l’Ouest, du Bénin, du Togo, du Niger, du Burkina Faso, ce sont ces quatre pays qui font vraiment l’école. Et de temps en temps, il y a eu des élèves de Nigéria, du Tchad… Ils viennent aussi du Congo, du Sénégal. Quand ils finissent, ils retournent chez eux. Aujourd’hui, un réseau qui ne dit pas son nom s’est créé. D’ici dix ans, vingt ans, l’école aura écumé tous les pays de l’Afrique de l’Ouest et un vrai réseau va s’établir, naturellement.
Les élèves trouvent-ils du travail après l’école ?
Alougbine Dine : Mes élèves travaillent. Aujourd’hui, les symboles de la réussite chez nous, c’est simple : avoir une femme, des enfants qu’on nourrit bien, une maison, une voiture… Ceux qui sont de la première promotion [les élèves sortis en 2006, NDLR), ils ont tous leur maison, leur voiture, tout. Et les autres qui viennent derrière, c’est pareil. Cela se fait, petit à petit. Quand ils viennent chez moi, il y a une chose fondamentale. Je suis en même temps comédien, scénographe, metteur en scène… je touche un peu à tout au théâtre. Du coup, c’est ce que je leur apprends. Pour cela, on fait venir de partout, de Suisse, de Belgique, de France, des enseignants de haut niveau. On a un accord avec l’ENSATT [l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre, à Lyon, NDLR]. Donc, ils ont une vision totale sur le théâtre. On essaie de mettre beaucoup de flèches à leur arc. Après ils en sortent comme ils veulent. Du coup, il y en a qui ont été formés pour la scène, mais qui sont aujourd’hui des régisseurs accomplis.
Qu’est-ce que signifie pour vous la francophonie ?
Alougbine Dine : La francophonie réunit beaucoup de gens de beaucoup de pays. C’est un réseau important. En fait, c’est aussi ce réseau-là que nous essayons à nourrir de façon partielle en tentant d’être capable d’aller plus loin que ça. Et cela viendra. L’École a déjà des retentissements partout. Lorsque les gens font des demandes pour devenir comédien, en France, au Togo, au Bénin, les gens leurs disent : « allez à Cotonou, il y a une école de théâtre ». Et la chose la plus étonnante aujourd’hui, c’est qu’il y a un jeune Français qui veut venir à l’école. Voilà. Donc, cela finira à être vraiment francophone aussi.
Et pour vous, metteur en scène français, né en 1950 en Algérie, jusqu’à 2017 directeur à la Comédie de Genève, que représente la francophonie pour vous ?
Hervé Loichemol : Je constate que la langue française a gagné en qualité avec des étrangers. Quand elle nous revient de loin, à savoir d’Afrique, des Caraïbes ou d’ailleurs, la langue française nous revient le plus souvent enrichie, magnifiée, creusée, approfondie, renouvelée. Donc, comment ne pas être plein de gratitude par rapport à tous les gens qui, à travers le monde, parlent et enrichissent la langue française.