Royaume-Uni: il y a 70 ans, les débuts de la «génération Windrush»

En 1948, environ 500 Jamaïcains débarquaient en Grande-Bretagne à bord de l’Empire Windrush, qui donnera son nom à une génération entière de nouveaux arrivants. Etablis au Royaume-Uni depuis plusieurs décennies, ces Britanniques d’origine caribéenne se sont retrouvés brusquement menacés d’expulsion, faute de papiers.

Au Royaume-Uni, au terme d’une intense polémique, la ministre de l’Intérieur Amber Rudd a finalement été contrainte à la démission, une décision qui fragilise la Première ministre Theresa May à quelques jours d’élections locales cruciales. En cause, le « scandale Windrush », qui a vu des milliers de Britanniques d’origine caribéenne et leurs descendants exposés au risque d’expulsion, avant que le gouvernement, secoué par l’émotion provoquée par cette mesure, ne rétropédale et ne présente ses excuses aux concernés.

Il y a très exactement soixante-dix ans cette année, le 22 juin 1948, l’Empire Windrushs’amarrait dans le port de Tilbury, tout près de Londres, en provenance de Kingston, en Jamaïque. À son bord, pas moins de 492 passagers originaires des Antilles britanniques, dont de nombreux enfants mais aussi des anciens combattants de l’Empire britannique récemment démobilisés. Parti d’Australie, le bateau faisait étape sur l’île encore sous domination britannique et une annonce dans un journal jamaïcain annonçait justement un voyage pas cher pour tous ceux qui seraient décidés à aller vivre et travailler dans la mère-patrie.

Encore marqué par les destructions et les pertes de la guerre, le Royaume-Uni est alors désespérément en manque de main-d’œuvre. Comme d’autres pays occidentaux, dont la France, il fait alors appel aux travailleurs issus de ses nombreuses colonies. En 1948, en réaction à la décision du Canada qui instaurait une « citoyenneté canadienne », le British Nationality Act est adopté. Il accorde un statut de citoyen aux habitants des États du Commonwealth, qui représente quand même près de 400 millions d’individus à l’époque.

« Il s’agit d’une loi très universaliste, explique Vincent Latour, professeur de civilisation britannique à l’univeristé de Toulouse-Jean Jaurès et spécialiste des questions d’immigration. La Grande-Bretagne essayait de sauver ce qui rester de son empire à mesure que la décolonisation s’accélérait. Dès 1946, la Royal Commission on Population propose de faire venir une « population de remplacement » afin de renouveler la population britannique à moyen terme ».

Certains passagers du Windrush entreront dans la postérité, à l’instar de Sam Beaver Smith, né en Jamaïque, et amené à devenir le premier maire noir du quartier de Southwark, dans le Grand Londres. Mais aussi des chanteurs de calypso, un genre musical populaire dans les îles de Trinité-et-Tobago, tels que Lord Kitchener ou Lord Beginner.

«No blacks, no Irish, no dogs»

La nouvelle législation crée un appel d’air : entre 1948 et 1971, pas moins de 15 000 Jamaïcains s’installent au Royaume-Uni, selon les chiffres de la BBC. Leur arrivée marque une étape symbolique, alors que la vieille puissance coloniale commence à se détacher de ses vieilles possessions (l’Inde et le Pakistan sont devenus indépendants l’année précédente), vers une société multiculturelle. C’est l’avènement de la « génération Windrush » comme on désignera désormais ces Britanniques originaires de Jamaïque ou de l’île de Trinité, et leurs descendants.

Cette épopée, le fol espoir suscité par la perspective de s’installer en Grande-Bretagne et la déception qui s’en est suivie ont été notamment racontés par Andrea Levy. Récompensé par le prestigieux Orange Prize for fiction, son roman Small Island (2004), en partie inspiré de l’histoire de sa famille, raconte les mésaventures de deux couples, des Jamaïcains et leurs logeurs anglais, obligés de cohabiter sous le même toit.

Car la vie des nouveaux arrivants est souvent marquée par le racisme et les difficultés économiques. En Grande-Bretagne, dans les années 1950, il n’est pas rare de voir des logeurs afficher sur leurs annonces « no blacks, no Irish, no dogs » (« Pas de Noirs, pas d’Irlandais, pas de chiens »). Les étrangers, en raison de leur couleur de peau, sont parfois pris pour cible par les mouvements fascistes ou par les « Teddy Boys », ces groupes de jeunes reconnaissables par leur style vestimentaire et souvent adeptes de la castagne.

« La Grande-Bretagne était jusqu’ici un pays très homogène et peu ouvert à l’immigration, qui passe de pays d’émigration à pays d’immigration au début des années 1960, poursuit Vincent Latour. Jusqu’ici, la moitié des immigrés dans le pays étaient irlandais. Ils étaient 500 000 et plutôt proches des Anglais, blancs et chrétiens. L’arrivée des « Windrush » est suivi d’émeutes et de manifestations de rejet à Liverpool et à Nottingham ».

En 1958, dix ans après l’arrivée des premiers Caribéens, de nouvelles émeutes raciales éclatent dans le quartier de Notting Hill, dans l’ouest de Londres, pendant cinq jours. Elles prennent pour prétexte une dispute entre une femme suédoise et son époux, un peintre jamaïcain. Des riverains antillais sont alors attaqués par des bandes de jeunes hommes, la plupart blancs : une centaine de personnes seront par la suite condamnées pour ces violences.

En réponse, et dans un effort d’apaisement, un « carnaval caribéen » voit le jour dès l’année suivante sous l’impulsion de la journaliste Claudia Jones, né sur l’île de Trinité, autre possession britannique à l’époque. Cet évènement préfigure l’avènement en 1966 du célèbre carnaval de Notting Hill, le rendez-vous par excellence de la communauté caribéenne de Londres, et qui accueille jusqu’à 2 millions de visiteurs par an.

« Dès les années 1950, il est question d’arrêter cette immigration nouvelle pour des questions politiques, explique Vincent Latour. La loi de 1948 avait été initié par les travaillistes, arrivés au pouvoir après la guerre et au pouvoir jusqu’en 1951. L’arrivée des conservateurs, qui se maintiennent jusqu’en 1964, va changer la donne ». En 1962, le gouvernement conservateur de l’époque réagit à ce qui est alors perçu comme un afflux d’immigrants et décide de délivrer désormais un nombre limité de permis de séjour.

En 1971, la législation se durcit encore. Le Royaume-Uni souhaite rentrer dans l’Union européenne, ce qu’elle fera dès l’année suivante. Il est donc contraint de modifier ses lois d’immigration par rapport au pays du Commonwealth. Désormais, seuls ceux qui disposent d’un permis de travail peuvent venir s’établir en Grande-Bretagne. Entretemps, près de 524 000 personnes originaires des pays du Commonwealth et anciennes possessions britanniques se sont établies dans le pays depuis 1948 et ont obtenu le droit d’y rester, même sans papiers pour l’attester.

Le gouvernement de Londres n’a en effet jamais pris de mesures pour recenser les « Windrush ». « Depuis 1968, les lois n’ont cessé de racialiser l’immigration au Royaume-Uni,poursuit Vincent Latour. Elles permettent à ceux qui ont au moins un grand-parent né en Grande-Bretagne de revenir s’y installer, ce qui favorise ceux originaires de anciens dominions, l’Australie ou le Canada ».

«Environnement hostile à l’immigration»

Mais le sort de la génération Windrush prend une nouvelle tournure près de quarante ans plus tard, à partir de 2012. Theresa May, alors à la tête du Home Office, le ministère de l’Intérieur britannique, qu’elle occupera jusqu’en 2016, lance une politique qui vise à créer un « environnement hostile à l’immigration ». Les employeurs, les médecins ou les propriétaires sont incités à contrôler la nationalité de leurs salariés ou de leurs patients. En 2013, à Londres, des bus parcourent la ville avec cette affiche « Illégalement au Royaume-Uni ? Rentrez chez vous ou exposez-vous à l’expulsion », accompagné d’un numéro de téléphone d’information – une initiative limitée cependant puisqu’à peine 11 personnes auraient vraiment quitté le pays dans la foulée.

Or, en Grande-Bretagne, il n’existe pas de carte d’identité – elles ont été abolis après la guerre, au début des années 1950 – et seuls ceux qui en font la demande disposent d’un passeport pour voyager. Parmi les passagers du Windrush, nombreux étaient ceux qui étaient inscrits sur le passeport de leurs parents quand ils sont arrivés. La question ne s’est ensuite plus jamais posée puisque pour tout le monde, ils étaient de fait britanniques. De plus, leurs cartes d’embarquement ont été détruites en 2010 par le Home Office.

Sauf que certains d’entre eux qui vivent et travaillent en Grande-Bretagne depuis des années, apprennent parfois lors d’une visite à l’hôpital que faute de papiers suffisants, ils ne sont pas considérés comme Britanniques et risquent l’expulsion. Un document officiel de 2013 leur délivre même des conseils pour s’adapter au cas où ils seraient envoyés vers un pays où ils n’ont parfois jamais mis les pieds.

« Essayez d’être Jamaïcains, utilisez les expressions et le dialecte local » peut-on par exemple y lire. Une formulation qui suscite la fureur du député travailliste de Tottenham David Lammy, dont les parents sont originaires d’une autre ex-colonie britannique, le Guyana. « Comment quelqu’un peut-il « faire semblant d’être Jamaïcain » quand il est britannique et a passé toute sa vie ici? », s’insurgeait ainsi mi-avril celui qui se définit lui-même comme un « digne fils du Windrush ».

Suite à ces mesures, quelque 50 000 Afro-Caribéens se retrouvent alors brusquement sans travail, sans abri ou privés de soins et menacés d’expulsion à la suite de cette décision. Leur cas est médiatisé notamment par le quotidien The Guardian. Après avoir d’abord refusé de recevoir des ambassadeurs de douze pays des Antilles britanniques, Theresa May est contraint de présenter ses excuses lors d’un sommet du Commonwealth, qui se tenait à Londres du 16 au 18 avril.

Même après avoir annoncé des compensations pour les enfants de la « génération Windrush », Amber Rudd se retrouve sur la sellette. Des députés appellent à sa démission. Le 27 avril, une lettre datée de 2017 d’Amber Rudd à Theresa May fuite dans The Guardian. La ministre de l’Intérieur explique à la cheffe du gouvernement vouloir augmenter de 10 % les « objectifs d’expulsion » – soit le contraire de ce qu’elle avait déclaré précédemment devant une commission parlementaire, devant qui elle avait dit ignorer l’existence de tels objectifs. Mise face à ses contradictions, Amber Rudd a finalement été contrainte de démissionner ce 29 avril.

RFI