Du Complotisme au Populisme: Les ennemis rampants de la paix sociale au Sénégal

Du Complotisme au Populisme: Les ennemis rampants de la paix sociale au Sénégal

« Fake news, infox, ou post-vérité, le monde contemporain ne cesse d’être confronté aux enjeux de l’information de masse. On croyait la propagande disparue avec les régimes totalitaires du XXe siècle mais, à l’ère de la révolution numérique et des réseaux sociaux, elle est plus présente et plus efficace que jamais. Chaque jour apporte ainsi son lot de désinformation, de manipulation, de rumeurs, et de théories du complot. »

Introduction à une conférence de l’enseignant-chercheur à Sciences Po Paris, David Colon auteur de Propagande : la manipulation de masse dans le monde contemporain (Belin, janvier 2019). Au Sénégal, les idées conspirationnistes sont le plus souvent adoptées chez une population ayant entre 15 et 45 ans.

Elles sont, à vrai dire, l’une des conséquences fâcheuses d’une certaine utilisation des nouveaux outils numériques et des réseaux sociaux. En ce sens que l’accès massif aux réseaux sociaux a permis à titre d’exemple la diffusion de productions audiovisuelles locales ou étrangères relatant une vision du monde conspirationniste, parfois même en lien avec l’Islam (sous l’angle de l’obligation religieuse de combattre ou à défaut de dénoncer le blâmable). On y apprend que le monde est secrètement dirigé et tenu entre les mains d’une oligarchie sataniste organisée en sociétés secrètes ; à qui toutes les élites mondiales sont soumises et qui contrôle à peu près tout sur cette planète.

Dans certaines vidéos il est encore suggéré, de manière implicite, au musulman désormais éveillé sur le monde qui l’entoure, qu’il doit se tenir prêt à rejoindre l’armée qui devra combattre ces ennemis de Dieu. Il ne sera pas ici question de dresser la liste exhaustive de toutes ces croyances, ni d’en démontrer la pertinence ou non. L’objet sera ici de voir (de manière succincte en raison des circonstances de diffusion), comment certains se fondent sur ces croyances pour en influencer leurs adeptes de plus en plus nombreux et souvent très jeunes. Et en outre, comment à travers cela, ils comptent dresser cette frange de la population contre le pouvoir en place (car celui-ci est considéré comme un maillon de la chaîne de domination à travers le monde), et avec celui-ci tous ses alliés potentiels même religieux.

Le populisme et les théories du complot sont très souvent évoqués par nombre de commentateurs de ce sujet comme constituant un tandem indissociable. Tout d’abord, l’antiélitisme constitue une dimension fondamentale du populisme : ce dernier véhicule une représentation hiérarchique et duale du politique en deux blocs antagonistes, l’un subordonné, l’autre dominant (Gilles Ivaldi Chargé de recherche CNRS). L’élite, telle qu’elle est décriée par les populistes, est représentée comme une oligarchie de l’entre- soi, qui trahirait les intérêts véritables et la volonté du peuple souverain (Gilles Ivaldi Chargé de recherche CNRS).

Pour les adeptes de la théorie du complot, que j’ai personnellement pu rencontrer, ces élites au pouvoir dissimulent, en permanence et à dessein, leurs actions et leurs objectifs véritables, et sont de connivence avec les élites économiques, médiatiques ou même scientifiques. Le tout serait soumis à un « Ordre » puissant voulant dominer le monde. « Croire à une théorie du complot, c’est croire que les autorités peuvent être malveillantes, qu’elles peuvent dissimuler leurs méfaits et que les explications officielles d’événements majeurs peuvent être des mensonges. »

Comme le rappellent notamment Robbie Sutton et Karen Douglas, chercheurs en psychologie sociale. En réalité les complotistes sont bien moins nuancés et ont, pour les plus téméraires, tendance à croire que cette malveillance est systématique chez les autorités. De plus, les responsables politiques sont perçus comme déconnectés de la réalité et ne servant que leurs propres intérêts. On considère également, dans leur cercle, que c’est le peuple, et pas les responsables politiques, qui devrait prendre les décisions politiques les plus importantes. On comprendra donc aisément, que par ces biais, le Populisme rime parfaitement avec le Complotisme.

Pour être clair, le critère principal d’identification des populistes est le fait de revendiquer le monopole moral de la représentation du « peuple vrai ». Leur langage repose fondamentalement sur le « Nous », sur le rejet de la légitimité des autres acteurs politiques : « Nous, et seulement nous, sommes le peuple ». Le populisme, c’est donc, fondamentalement, l’anti-pluralisme. En même temps, le discours populiste repose sur une grande manipulation : il invente le peuple en mettant dans sa bouche les mots qui ont été choisis à sa place. (Dixit Jan-Werner Müller, professeur à Sciences po – puis à Princeton, depuis 2005, spécialiste de la pensée politique contemporaine).

Le populisme repose également sur une conception spécifique du « peuple » comme communauté idéalisée et homogène, et dont la souveraineté devrait pouvoir trouver à s’exprimer sans entraves ni restrictions. Les courants populistes fustigent les élites qui sont ainsi « accusées d’être corrompues, incompétentes et ennemies de la nation. Mais ce n’est pas l’essentiel. Les populistes affirment surtout que les citoyens qui ne les soutiennent pas n’appartiennent pas, non plus, au « peuple vrai ». Ce sont deux exclusions à la fois. Il ne s’agit pas seulement de diviser le champ politique entre les élites et le « peuple vrai », mais aussi de jeter la suspicion sur tous les citoyens qui combattent les mouvements populistes en les privant de leur statut moral » (Jan-Werner Müller).

Aux Etats-Unis, par exemple, les populistes emploient le terme de « real Americans » pour se définir ; ainsi ils excluent tous les autres. C’est à la fois l’exclusion symbolique des élites, la dévalorisation des minorités et la mise au banc des adversaires politiques. Par ailleurs, des enquêtes menées il y’a peu en Europe montrent que lorsque les écarts entre les catégories socio-économiques sont plus ou moins significatifs, le sentiment de pauvreté subjective pouvait favoriser l’adhésion à certaines théories du complot.

Il aurait fallu des enquêtes similaires au Sénégal pour y prétendre de même de manière formelle ; cependant la mise en relation n’est nullement grotesque. Nous avons tout de même, dans notre pays, une réelle montée de la pensée complotiste, conspirationniste, désormais exploitée par des courants de tous bords surfant sur la vague populiste. Il peut être légitime d’opiner que l’administration sénégalaise ayant hérité les mécanismes de gouvernance du système colonial, donne parfois l’impression de ne pas suffisamment prendre en compte les intérêts généraux des citoyens. Mais ici, dans les cercles complotistes / populistes, on veut faire croire que les méandres de la démarche gouvernementale sont le fruit d’une machination savamment orchestrée et où il est question d’asservir perpétuellement les populations au profit d’intérêts étrangers.

Il existe même des chaînes YouTube sénégalaises qui, dans la langue wolof, font l’apologie de ces théories. Nous devons delà nous attendre à deux conséquences : dans un premier temps, une défiance de plus en plus démontrée à l’endroit de l’autorité étatique ; une avancée galopante de ces courants populistes dans tout le pays et the last but not the least, le risque de grandes divisions sociales avec une recrudescence d’actes de sédition et de subversion violents. Malheureusement un tel scénario au Sénégal ferait l’affaire de plus d’un et forcerait l’avènement de « figures au relent messianiques » devant libérer le « peuple » à qui on fera croire que ses aspirations profondes seront défendues, que le patriotisme économique sera érigé, et que plus personne ne sera laissée de côté quelque soient ses origines sociales et son parcours ; et tout cela en un temps record et par un savoir-faire prodigieux.

Bref, un idéal utopiste qui, lorsqu’il aura fini de porter au pouvoir, par tous moyens nécessaires, le leader le plus emblématique, devra asseoir sa politique sur des bases bien moins glorieuses. Car les mêmes causes entraînent indéniablement les mêmes effets. Bon nombre de tyrans de l’histoire ont employé les mêmes méthodes pour parvenir au pouvoir et ont fini par ressortir leur sombre intérieur, caché jusque-là. Bien qu’on ne puisse affirmer de manière systématique que tous les populismes sont des totalitarismes. Il y’a tout de même lieu de craindre ce type de dérives lorsqu’il s’agit de nos types de démocraties encore fragiles.

Tout citoyen est libre d’avoir des opinions politiques et de s’organiser avec ceux qui partagent sa vision, afin de proposer une démarche politique spécifique, tout cela dans un cadre démocratiquement constitué et légalement institué. Cependant, ceci ne doit se faire par la diffusion massive de Fake news, ou par la désinformation à outrance qui caractérisent très souvent ces cercles, désormais très présents, de complotistes / populistes.

Il est temps que par des mécanismes de responsabilisation des uns et des autres face à la production et la diffusion de contrevérités, on puisse éveiller les consciences quant à l’analyse et la vérification des sources d’informations, d’une part. Et d’autre part, sanctionner légalement les dérives lorsque leurs auteurs sont formellement identifiés. Ceci est un enjeu de paix sociale et de sécurité publique majeure que chaque citoyen devrait s’approprier aujourd’hui. Il serait fort hasardeux pour nos autorités de négliger cette menace permanente et grandissante.

Les acteurs sociaux du pays doivent également saisir cette question et sensibiliser sans relâche les populations. Le Sénégal est une République de paix, de cohésion et de dialogue démocratique qu’il nous faut préserver résolument face à ce type de menaces.

Laity Fall Contributeur citoyen