La démocratie américaine, vibrante, rit ; celle du Sénégal, privée de respiration par moult manœuvres, pleure. Alors que les électeurs au pays de l’Oncle viennent de prouver à la face du monde la résilience de leur modèle démocratique du choix de leurs dirigeants, ceux du Sénégal se réveillent chaque jour au son des «combinazziones», des deals, rencontres secrètes, cachoteries, corruptions illimitées, transhumances larvées ou ouvertes, bref en constatant la rapide érosion de ce qui était, jusqu’à une date récente, un projet politique pluraliste envié et salué, au moins, en Afrique.
On ne parle pas seulement des récentes transhumances, fracassantes, de figure de proue de l’opposition à sa majesté, tels Idrissa Seck, Omar Sarr et Malick Gackou. Ni des méga-scandales portés par les audiences, mi-politiques, mi-affairistes, comme celle qui a structuré celle intervenue le 11 octobre entre Macky Sall et le politicien de façade Boubacar Camara avec ses alliés «businessmen», qu’il peut piocher soit chez son nouveau patron, Pierre Goudiaby, ou son frère, son homme-lige, Khalifa Camara. La différence avec la vivacité de la démocratie américaine n’est pas également que dans l’incertitude, rassurante, qui a entouré le processus électoral dans le pays de l’Oncle Sam où les résultats furent si serrés qu’il a fallu quatre jours, et une attente angoissante, avant de pouvoir désigner un vainqueur, en la personne du candidat du Parti Démocrate, Joe Biden. Sans oublier, même s’il ne s’agit que d’un baroud de déshonneur, de la possibilité y offerte au perdant d’actionner une batterie d’avocats et de recours pour tenter d’inverser le verdict, comme le mauvais vaincu, Donald Trump, évincé de son piédestal de président de la première puissance mondiale.
L’incertitude fait la vraie démocratie. Rien de tout cela au Sénégal maintenant. Fraudes, proclamations de résultats truqués donnant la victoire au premier tour au Président sortant, ici Macky Sall, et manipulations des règles électorales, y compris celles relatives au cautionnement et aux parrainages, conditions piratées désormais et transformées en barrières pour rendre censitaire la démocratie sur cette terre, ont fini par en retirer toute la substance. La terreur exercée sur les populations et la politisation des politiques publiques pour assujettir les grands électeurs ou autres influenceurs, notamment les marabouts, les journalistes, les forces de défense et de sécurité, les représentants de l’administration dans le pays, complètent le tableau de ce qui n’est plus un jeu électoral mais une sélection dont l’heureux élu est connu d’avance. L’an dernier, avant même que les votes ne furent comptés, dans un silence glacial, surprenant un pays tétanisé privé de sa souveraineté électorale, les sénégalais ont vécu, pétrifiés, le plus grand braquage d’une élection présidentielle. Au soir du 24 février 2019, un Mahammad Boun Abdallah Dionne, l’un des larbins les plus visibles dans l’entourage de Macky Sall, prit la parole à 20 heures et déclara que son candidat avait remporté au premier tour, à plus de 50 pour cent, le scrutin.
Tout le monde savait que venait d’être perpétré le plus grand crime électoral de l’histoire du Sénégal. Il en paie depuis les conséquences. En particulier, avec les dérives totalitaires, marquées par l’usage excessif, illégal de la force publique et par l’imposition d’un climat d’inquiétude générale alimentée par le chômage, l’insécurité, la migration, les arrestations injustifiables, le triomphe d’une pensée unique au service d’un régime qui n’est pas sans rappeler les pires autocraties de l’histoire, et la projection de tant d’autres forces nocives qui ont achevé de détruire la société et l’Etat. Le pays, abattu, vit dans la certitude d’un malheur sans fin. Tout ceci se produit dans un contexte de crise de légitimité pour le nouveau pouvoir qui paraît chaque jour plus paralysé. Sa marge de manœuvre, telle une peau de chagrin, se réduit inexorablement, par ailleurs, faute d’une adhésion populaire. Ayant perdu les «électeurs », qu’il avait fait voter en sa faveur, moyennant un pécule, celui qui, dépassé par les défis, dirige le Sénégal tente vaille que vaille de survivre. Il le fait, sans boussole, au milieu d’expédients en tous genres, de combines, incapable de contenir la houle de la banqueroute protéiforme qui engloutit la nation.
La vitalité de la démocratie américaine, elle, est attestée par la profondeur des enjeux abordés, par la capacité qu’elle a donné à une métisse noire-asiatique de se hisser au statut de première femme vice-présidente du plus grand pays au monde, mais aussi, malgré les excès, de ce qu’elle permet de porter au grand jour, dans un débat contradictoire, les questions qui détermineront le destin national.
Outre la pauvreté de son débat et les méfaits relevés quotidiennement pour geler sa pleine expression, la démocratie sénégalaise, pour sa part, est de plus en plus trivialisée. Elle est maintenant prise à la gorge par des discussions sans tête ni queue sur le dialogue dit national, la reconstitution de la famille libérale, le contenu local sur les hydrocarbures (pour ensevelir le méga-détournement des ressources pétro-gazières du pays par la famille présidentielle et ses acolytes), ou encore sur le gouvernement prétendument de majorité présidentielle quand il n’est question que de blanchir les forfaits économiques et politiques de l’illégitime pouvoir, avec l’aide des recyclés incluant politiciens, médias, société civile, syndicalistes, et j’en passe.
La dernière en date de ces diversions est le discours autour de ce qu’on appelle le dauphinat. Il remet en question une avancée décisive réalisée par les sénégalais depuis l’abrogation de l’Article 35 de la Constitution du pays qui avait permis en fin 1980 au premier président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, de transférer le pouvoir à son successeur désigné, Abdou Diouf. Ce discours ambiant qui monte de maints cercles laisse courir le bruit que les récentes chaises musicales ayant amené l’un des plus reconnus opposants dans l’écosystème du pouvoir ne sont dues qu’à la nécessité de le préparer à succéder à son bienfaiteur.
C’est même un discours récurrent. On a déjà dit du président illégitime qu’il préparait son beau-frère, Mansour Faye, à le remplacer. Puis, la camisole de dauphin fut donné à Abdou Karim Fofana, le louche ancien ministre du logement, avant que ses frasques, ses magouilles, comme celles du beau-frère, ne l’en rendent indigne. On a même évoqué le nom du magistrat, plus flic qu’homme de droit, Antoine Diome, nouveau ministre de l’intérieur, pour le rôle de dauphin. Avec toujours la même insultante rengaine de justification. A savoir que «Macky cherche quelqu’un pour couvrir ses arrières».
Le discours sur le dauphinat renvoie le Sénégal davantage dans les profondeurs de la médiocrité, loin de la salubrité démocratique. L’échec du Sénégal s’en trouve exposé au grand jour. En Juin 2011, par centaines, voire milliers, les Sénégalais étaient sortis dans la rue pour s’opposer physiquement au projet de dévolution du pouvoir à son fils, au nom d’un népotisme articulé autour du dauphinat, que voulait faire l’ex-Président Abdoulaye Wade, pourtant naguère le plus acerbe pourfendeur de ce qu’il appelait le coup d’Etat constitutionnel de Senghor qui avait bénéficié à Diouf. Aujourd’hui, pendant que l’Amérique, paillettes et flonflons au vent, fête sa démocratie, le Sénégal, prostré, voit la sienne descendre dans les abysses vers sa mort déjà actée sous le genou de Derek Sall, l’homme qui, avec ses complices, la prive de respiration.
Cessez de nous divertir avec vos histoires de dauphins, le projet est de remettre sur pied une démocratie expurgée des manœuvres criminelles qui l’ont balafrée jusqu’à ce qu’elle ne soit plus reconnaissable depuis que des entrepreneurs criminels l’ont prise en otage.
Adama Gaye* Exilé politique et opposant au régime de Macky Sall vit au Caire. Il est auteur d’Otage d’un Etat paru aux Editions l’Harmattan, Paris.
Ps : On me fait parvenir une de ces feuilles de choux, un journal, intitulé le Devoir, tenu par notre aîné Pathé Mbodj, auteur hélas d’un livre sur le beau-père de Macky Sall. Ce journal, qui relève de la catégorie des journaux du passé, évoque, me dit-on, mes écrits sur la pax-pulariana, dans un effort de larbinisme pour plaire à un régime qu’il a sans doute été créé pour servir. Dommage que cette presse et ces journalistes ne réalisent pas qu’ils se ridiculisent en plus de vendre leurs âmes. L’avenir du journalisme, c’est ici, avec le carburant qui fait exploser cette irrésistible techtonique des plaques. C’est vous dire que c’est perdre son temps que de lire les hallucinations de cette officine d’un pouvoir aux abois.