Agressions sexuelles en Pennsylvanie, le terrible péché de l’église catholique

Le Vatican réunit du 21 au 24 février les présidents des conférences épiscopales du monde entier pour plancher sur la douloureuse question de la pédophilie au sein de l’église catholique. Aux Etats-Unis, le scandale des agressions sexuelles au sein de l’institution religieuse a éclaté en aout dernier, en Pennsylvanie, avec la publication d’un rapport d’un grand jury qui a fait l’effet d’une bombe : il recense 301 prêtres coupables d’agressions sexuelles sur plus de mille victimes au cours des soixante-dix dernières années. Pendant des décennies, les diocèses ont dissimulé les preuves de ces agressions dans des archives secrètes et organisé le transfert de paroisse en paroisse des prêtres prédateurs afin d’échapper aux poursuites. Aujourd’hui, les victimes réclament justice. Reportage en Pennsylvanie, Anne Corpet.

Diana Vojtsek a la voix brisée et peine à raconter l’enfer qu’elle a subi dans ce lycée catholique de Pennsylvanie, il y a plus de trente ans. « J’avais 16 ans, nous avions déménagé, j’étais nouvelle dans cet établissement, mes parents traversaient un divorce terriblement difficile, je me sentais seule, proche de la dépression : le père James Gaffney m’a tout de suite repérée », raconte-t-elle. Elle détaille avec minutie un long processus de mise en confiance, les séances de « conseil » prodiguées par le prêtre, ces promenades en voiture dans les coins les plus reculés du comté, jusqu’à cette soirée où les agressions ont commencé : « il m’a emmenée à l’école au milieu de la nuit et m’a fait entrer par le sous-sol à l’arrière du bâtiment. Il m’a conduite à la lampe torche dans le vestiaire derrière son petit bureau et m’a dit qu’il voulait me montrer une marque de naissance. J’avais très peur. Il a exhibé son pénis en érection, et après…. »

Diana s’interrompt. « …Nous avons eu des relations… » Pendant plusieurs années, la jeune fille a subi un harcèlement constant, des viols récurrents. « Il me convoquait dans son bureau à toute heure, je me cachais, mais il me retrouvait sur le chemin du retour vers la maison et m’obligeait à monter dans sa voiture. J’avais l’impression de ne pas pouvoir lui échapper. J’étais catholique, pour moi, les prêtres étaient sur un piédestal. Dire du mal d’un représentant de Dieu sur terre était inconcevable, impossible dans ma famille. »

Diana Vorsjstek et Mary Mc Hale, agressées sexuellement par le père James Gaffney à l’âge de 16 ansRFI/Anne Corpet

Deux ans avant Diana, dans le même lycée, Mary Mc Hale a croisé le même prédateur. La jeune femme, alors âgée de dix-sept ans, avait confié à ce prêtre ses inquiétudes au sujet de son homosexualité. Elle se croyait condamnée à l’enfer, et a suivi la «thérapie » que James Gaffney lui a infligée : une séance d’attouchements, dans son presbytère. Jim Van Sickle venait lui de perdre sa grand-mère adorée et son père était gravement malade quand il a croisé le chemin du prêtre qui a tenté de le violer après avoir feint une solide amitié avec lui. Comme Diana, Mary ou Jim, l’immense majorité des victimes de prêtres pédophiles traversaient une période difficile lorsqu’ils ont été agressés. Elles ont accordé leur confiance à ces hommes d’Eglise, trouvé en eux une écoute bienveillante, un soutien, avant de basculer dans l’horreur.

Le long silence des victimes

Une fois par semaine Jim Van Sickle réunit des victimes d’abus sexuels du clergé dans une salle de la banlieue de Pittsburgh. Lui-même a été violemment agressé par le père David Poulson au cours de son adolescence. Depuis qu’il s’est décidé à parler, il y a seulement quelques mois, Jim cherche inlassablement les victimes oubliées, par le biais notamment des réseaux sociaux. « La parole m’a libéré » explique-t-il « trop de victimes ont peur de parler et souffrent seules, rongées par la honte et la culpabilité ».

Jim et Trish Van Sickle. Jim réunit une fois par semaine des victimes d’abus sexuels du clergé dans une salle de la banlieue de PittsburgRFI/Anne Corpet

Assis bien droit sur le bord de sa chaise, Ryan O’Connor, 46 ans, violé par un prêtre à l’âge de neuf ans, confirme : « nous avons été conditionnés dans notre plus tendre enfance, nous étions sous contrôle, on nous a dit que l’on ne devait pas parler de cela, que nous méritions ce qui nous arrivait, que nous étions responsables de nos souffrances. Nous avons eu des vies de silence torturé. »

A ses côtés, Peter, qui vient pour la première fois, reste muet. Il ne peut que lâcher le nom de son agresseur, Chester Gawronski. Ce prêtre a admis avoir masturbé plus de quarante enfants en leur expliquant que c’était une méthode pour détecter le cancer. Lorsque finalement elles s’autorisent à parler, toutes les victimes évoquent les mêmes sentiments : honte, peur, culpabilité. « Nous avons honte d’avoir été violés, et peur d’être jugés. C’est un sujet tellement tabou » résume Ryan O Connor, qui dit avoir traversé une longue période de dépendance à la cocaïne et aux médicaments.

De nombreuses victimes ont eu recours à l’alcool ou à la drogue pour tenter de vivre avec leur passé. Certaines se sont suicidées. D’autres ont tout simplement refoulé les faits, quitte à souffrir de syndromes traumatiques. « Parce que je me suis débattu, David Poulson n’a pas réussi à me violer, et j’ai longtemps minimisé ce qui s’était passé », constate Jim Van Sickle, « mais pendant des années, je n’ai fait confiance à personne, j’ai oscillé entre crises de rage soudaines et périodes de dépression. Ma femme et mes enfants en ont beaucoup souffert. »

A ses côtés, son épouse Trish opine du chef. Elle se dit « victime collatérale » des agressions subies par son mari. « Après des années de sautes d’humeurs incontrôlées, il a finalement entamé une thérapie », raconte-t-elle, « quand le psychologue a qualifié d’agression sexuelle cet épisode de son adolescence, il s’est mis à aller mieux. »

La publication l’été dernier du rapport du grand jury de Pennsylvanie a contribué à libérer la parole. « J’étais soulagée de voir que le nom de mon prédateur figurait noir sur blanc dans le document  », se souvient Diana Vojtsek, « mais j’ai été saisie d’horreur à la vue du nombre de victimes. J’avais toujours pensé être la seule. » Mary Mc Hale, elle, s’en veut de ne pas avoir parlé : « en lisant le rapport j’ai réalisé que bien des victimes auraient pu être épargnées si j’avais trouvé le courage de dénoncer mon agresseur » lâche-t-elle. Et finalement elle se ravise : « Mais en fait rien n’est moins sûr, l’église l’aurait de toute façon protégé. »

Une stratégie de dissimulation systématique

Dans le rapport du grand jury de Pennsylvanie, les agents du FBI décrivent la stratégie mise en place par l’Eglise pendant des décennies pour éviter d’avoir à rendre des comptes devant la justice. Le clergé avait ainsi pour consigne d’employer le terme de « contact inapproprié » plutôt que « viol », d’évoquer un « congé maladie » ou un « congé administratif » quand les prêtres mis en cause étaient envoyés dans des centres de   traitement » gérés par l’Eglise catholique, avant d’être affectés dans une nouvelle paroisse. Chaque diocèse conservait dans une armoire secrète les archives des crimes ou délits constatés. Lorsque les victimes se faisaient trop pressantes, elles obtenaient un dédommagement négocié par un avocat mandaté par le clergé, mais ces accords contenaient une clause de stricte confidentialité, et enterraient tout futur recours à la justice. La charte de Dallas, adoptée en 2002 par les évêques américains après un scandale de grande envergure dans la région de Boston, qui prévoyait le renvoi devant la justice de tout membre du clergé mis en cause dans une affaire de pédophilie, n’a pas mis un terme définitif à ces pratiques.

David Poulson, condamné en octobre dernier à quatorze ans de prison pour des agressions sexuelles récentes sur deux mineurs, avait reconnu en 2010 devant son évêque, exemple à l’appui, des penchants incontrôlables pour les jeunes garçons : un mémo avait été rédigé, mais le diocèse a gardé cette archive secrète pendant plus de six ans, jusqu’à ce que la justice la saisisse. « Quand je suis arrivé dans ce diocèse, je pensais que ces affaires d’abus sexuels étaient réglées, je ne suis pas allé fouiller dans les archives », assure Lawrence Persico, évêque d’Erié, nommé en octobre 2012. Et l’homme d’Eglise poursuit : « Quand j’ai finalement entendu parler de victimes qui se plaignaient de ne pas avoir été bien traitées par le diocèse, j’ai demandé au procureur du comté de revoir nos dossiers, pour vérifier que tout était en bon ordre. Mais en 2016, dans le cadre des travaux du grand jury, l’Etat a assigné en justice notre diocèse, et a confisqué tous nos dossiers. L’évaluation que j’avais demandée n’était pas terminée. »

Lawrence Persico assure ne pas avoir lu le mémo Poulson avant la demande de saisie des archives. L’évêque Trautmann, qui avait recueilli les confidences de David Poulson, déclare avoir tenté à l’époque de joindre la victime que le prêtre avait citée, mais explique que faute de réponse, il avait renoncé à aller plus loin. « Est-ce que j’aurais agi de la même façon ? Non.  Il fallait transmettre l’information au procureur », estime son successeur. Jim Van Sickle, une des anciennes victimes du prêtre, était au premier rang lors du procès de David Poulson. « Quand je l’ai vu dans le box des accusés, j’ai été saisi par la peur. Le simple fait de me trouver dans la même pièce que lui a déclenché un rouleau compresseur d’émotions violentes… J’aurais aimé pouvoir m’exprimer »

Délais de prescription et fonds de compensation

En Pennsylvanie, les abus sexuels contre mineurs sont prescrits une fois que la victime a dépassé l’âge de trente ans. « C’est malheureux que nous ayons cette barrière dans le temps. Moi je n’ai eu le courage de déposer plainte qu’en 2004, mais c’était trop tard », lâche Diana Vojtsek. Et elle ajoute les larmes aux yeux : « Nous méritons de pouvoir attendre le moment qui nous convient pour dire notre vérité ». Epaulées par des associations de défense des droits des enfants, les victimes ont tenté l’été dernier de faire changer la loi. « Le texte proposé supprimait le délai de prescription, et comme la loi ne peut pas être rétroactive, nous avions obtenu un amendement qui accordait une fenêtre de deux ans pour déposer plainte au civil à toutes les victimes actuellement touchées par la prescription » détaille Jim Van Sickle. La chambre des représentants de Pennsylvanie a adopté le texte, mais le chef de la majorité républicaine au sénat a refusé de le soumettre au vote et le projet de loi a donc été enterré. « Il a cédé aux lobbyistes de l’église et des assurances, ils l’ont grassement payé », croit savoir Mary Mc Hale.

Pour dédommager les victimes dont les agressions tombent sous le coup de la prescription, plusieurs diocèses ont mis en place des fonds de compensation. « C’est un moyen pour l’église de reconnaître ses erreurs et d’essayer d’aider les survivants », plaide Mattew Haverstick, avocat de plusieurs diocèses de Pennsylvanie. Et il ajoute : « L’église contribue à beaucoup d’autres œuvres de charité. Si le délai de prescription était aboli, l’église catholique aux Etats-Unis ferait faillite, et ne pourrait plus aider les sans-abri, les affamés, les migrants… » L’argument fait sourire Jim Van Sickle, qui reste déterminé à obtenir un changement de législation : « L’église est riche et survivra », assure-t-il avant de marteler : « les victimes demandent juste à être entendues, elles exigent que les noms de leurs agresseurs soient tous rendus publics. Nous voulons cette fenêtre de rétroactivité afin que les enfants qui ont aujourd’hui huit, dix, ou quinze ans, et qui sont agressés dans les églises ou les presbytères réalisent qu’ils peuvent s’exprimer, que d’autres personnes l’ont fait avant eux, qu’il ne faut pas avoir peur. » Cette possibilité de poursuivre les diocèses au civil pendant un délai de deux ans quelque-soit l’âge des victimes figure dans les recommandations du rapport du grand jury de Pennsylvanie, et a déjà été mise en place dans quatre Etats ( Californie, Delaware, Minnesota, Hawaï ). « Nous y parviendrons ici aussi », assure Mary Mc Hale, « c’est le combat de ma vie. »

« Je ne veux plus qu’on puisse l’appeler Père »

Sur la table de sa salle à manger, sous un grand portrait de la Cène, Patty Theiss a étalé toutes sortes de documents : vieilles coupures de presse, copie de courriers adressés à l’évêché, et même, des extraits du journal qu’elle a commencé à tenir, pour tenter d’expurger sa douleur lors de ses longues nuits d’insomnie. A soixante-cinq ans, Patty vient seulement de se décider à parler. Et a encore des difficultés à relater le récit de son enfance brisée par le curé de sa paroisse. « Lisez mon journal, vous saurez l’essentiel, de toutes façons il y a de grands blancs dans mes souvenirs, j’ai fait tellement d’efforts pour oublier », soupire-t-elle. Patty continue de se rendre à la messe tous les dimanches. « Entrer dans une église est chaque fois une douleur pour moi, l’odeur, les chants réveillent d’atroces souffrances, mais j’ai trop peur que Dieu ne me le pardonne pas si je cesse de communier. »

Patty Theisset et son mari. Victime dans son enfance d’abus sexuels par un prêtre, elle vient tout juste de se décider à parlerRFI/Anne Corpet

La foi chevillée au corps, marquée par l’empreinte de son éducation catholique, Patty a cependant pris la décision de ne plus verser d’argent à sa paroisse. « J’ai trop peur que mon argent serve à assurer la défense de ces prédateurs. A la place je donne aux associations qui luttent contre la pédophilie. J’ai écrit à mon curé pour lui expliquer. » Agressée à partir de l’âge de neuf ans et pendant deux années par un prêtre qui enseignait dans son école, Patty s’était confiée à sa mère. « Elle m’a dit de n’en parler à personne car si mon père l’apprenait, il tuerait le prêtre et irait en prison. Après cela, j’ai cessé d’aimer ma mère, cette histoire a brisé un lien essentiel et cela a bouleversé ma vie. » Patty sait qu’elle ne pourra jamais obtenir justice : l’homme qui l’a agressé est décédé depuis des années. « Ce que je voudrais, c’est qu’il soit rayé des registres de l’église », déclare-t-elle, « je ne veux plus que l’on puisse faire référence à cet homme en l’appelant Père ». Interrogé à ce sujet, l’évêque Persico secoue la tête « Je ne vois pas comment cela serait possible », déclare-t-il, « On ne peut pas défroquer un prêtre post mortem, ce serait comme prononcer le divorce de deux personnes décédées. »

Frappé par l’ampleur du scandale qu’il compare au grand schisme de l’église, l’évêque d’Erié plaide aujourd’hui pour la transparence. Lawrence Persico a participé à la rédaction d’une charte qui prévoyait notamment la destitution des évêques accusés d’agressions sexuelles ou de viols et de ceux qui ont cherché à dissimuler ces crimes. Le texte devait être soumis au vote lors de la conférence des évêques américains, à Baltimore l’automne dernier, mais le Vatican s’y est opposé. « J’étais en colère quand j’ai appris cela, il faut agir pour regagner la confiance des fidèles », déclare Lawrence Persico. Pour justifier sa décision, le Saint-Siège a expliqué ne pas avoir eu assez de temps pour revoir le document et s’assurer de sa conformité avec le droit canon.

Hồng y Theodore E. McCarrick (ngoài cùng phải) trong một buổi lễ tại Washington ngày 26/01/2017.REUTERS/Gregory A. Shemitz

Samedi 16 février le pape François a cependant annoncé que l’ex-cardinal de Washington, Théodore Mc Carrick, déjà destitué de ses fonctions pour des abus sexuels, était défroqué. C’est la première fois qu’un prélat de ce rang est exclu de l’église catholique pour ce motif. La conférence des évêques américains a estimé qu’il s’agissait d’un signal clair, qui signifiait que le Vatican ne tolérerait plus de tels abus.

Pendant la messe à l’Eglise Sainte Anne d’EriéRFI/Anne Corpet

Il n’y pas grand monde à la messe de midi, en l’église Sainte-Anne d’Erié. Au cours de son sermon, le prêtre compare l’avortement à un génocide et s’étonne que cela ne provoque pas un scandale de la même ampleur que celui qui touche l’Eglise de l’Etat. « Les médias en veulent aux catholiques. Les autres congrégations, les protestants, ils font la même chose, mais on n’en parle pas, on le cache », assure une paroissienne après avoir communié. Et avant de s’éloigner à petits pas dans la neige, elle lâche « Je suis désolée pour les victimes, mais je pense que certains récits sont exagérés, et je prie aussi pour les prêtres, ils doivent se repentir de leurs péchés…  »

 

Rfi