Comment vaincre les assassins du possible ? Avec leur création présentée au Festival d’Avignon, les metteurs en scène Madeleine Louarn et Jean-François Auguste ont pris Kafka au pied de la lettre et permis à leurs comédiens dotés d’un handicap mental, une merveilleuse métamorphose. Tout cela au plus grand profit du public venu nombreux et reparti plus riche et rayonnant. Leur interprétation du Grand Théâtre d’Oklahoma, d’après Franz Kafka, incarne avec la légèreté du sérieux existentiel ces derniers écrits, souvent méconnus, du grand écrivain. C’est l’histoire d’un jeune émigré allemand, Karl, qui cherche à trouver sa place et à entrer dans le Grand Théâtre d’Oklahoma. Entretien.
RFI : Après votre longue expérience dans la matière, selon vous, qui est le plus handicapé ? Ceux qui se trouvent sur scène ou nous autres ?
Madeleine Louarn : Franz Kafka dit cette phrase : « il faut qu’on saute en dehors de la rangée des assassins ». Les assassins, ce sont ceux qui empêchent le possible. Ce sont ceux…
Jean-François Auguste : …qui répètent et recommence la mauvaise vie telle qu’elle est. Justement, ils empêchent qu’il y ait quelque chose de nouveau, d’inconnu, d’impossible qui existe.
Madeleine Louarn : Ce sont des gens qui restent dans la conformité, alors que les autres, ceux qui écrivent, peignent, font du théâtre, essaient de sortir parfois de cette conformité. Et je pense qu’on a tenté le coup aussi.
Le Grand Théâtre d’Oklahoma est une pièce librement inspirée des derniers écrits de Franz Kafka. L’écrivain pragois de langue allemande est souvent associé à la Métamorphose, au Procès, à la question de la culpabilité… Est-ce que ce sont aussi des mots clés pour comprendre votre démarche du théâtre ?
Madeleine Louarn : La métamorphose oui : quand on voit les acteurs sur scène et après en dehors de la scène, on voit combien ils se sont transformés, le temps d’un spectacle. Et puis, la culpabilité a été quelque chose qu’on a en commun, qu’on comprend bien, la manière comme on peut être perçu et regardé, surtout quand on est handicapé.
Jean-François Auguste : Madeleine racontait justement hier une anecdote sur une rencontre entre des collégiens et les acteurs de Catalyse [l’atelier de pratique amateur créé par Madeleine Louarn avec des personnes en situation de handicap mental, ndlr]. Un des jeunes avait demandé : « des fois, dans la rue, est-ce que les gens vous regardent bizarrement ? » Un des acteurs avait dit : « oui, mais ce n’est pas notre faute ». Comme quoi, il y avait bien pour eux une notion de culpabilité qu’ils portaient en eux.
Vous soulignez d’avoir créé pour chacun de vos comédiens un rôle cousu main. Quel rôle cousu main avez-vous prévu pour nous, spectateurs ?
Madeleine Louarn : [rires]. Alors celui-là, on le laisse complètement libre. Ce qu’on essaie avec le spectateur, c’est qu’il prenne la chose à sa façon et qu’il laisse la place à faire rebond à des questions. Je pense que c’est assez personnel la manière dont Kafka peut être perçu. Il y a autant de Kafka que de lecteurs et on aimerait bien qu’il y a autant de spectateurs qu’il y ait de théâtres d’Oklahoma.
Jean-François Auguste : Ce qui est sûr, on n’a pas essayé de mettre une morale à cette histoire ou une explication. On a laissé cette fin le plus ouverte possible. Chacun choisira ce qu’il souhaite interpréter à la fin. La seule chose qu’on a gardée, c’est le dernier chapitre d’Oklahama, cette structure d’entretiens d’embauche pour entrer dans le Grand Théâtre d’Oklahama. Après, c’est vrai, on a truffé d’autres textes plus métaphysique ou philosophique.
Dans notre époque actuelle, les réseaux sociaux s’imposent de plus en plus. L’existence de Facebook, Twitter, Instagram, YouTube, est-ce que cela change votre façon de faire du théâtre ?
Jean-François Auguste : Je ne pense pas que cela change le théâtre, mais c’est marrant ce que vous dites. L’autre soir, quand je suis allé voir la pièce Trans, mise en scène par Didier Ruiz, je me suis dit : c’est quand même dingue, tous ces gens qui se regroupent pour venir écouter d’autres gens parler… J’ai pensé à ça. Parce que, on vit dans une ère où l’on peut rester chez soi et tout est accessible. Et il y a encore cet enthousiasme, cette émulsion, cette énergie à vouloir se regrouper pour écouter d’autres gens parler… mais en groupe ! Donc, je ne sais pas si cela a changé. Ce qui est bien, il y a toujours de gens qui ont envie de rencontrer vraiment d’autres êtres humains – et non pas par des écrans interposés…
Madeleine Louarn : Les réseaux sociaux ne changent pas la façon de penser le théâtre, pour moi. On a fait dans ce Kafka un plateau plutôt artisanal, plutôt archaïque. Il n’y a pas de vidéo, il y a un peu de micro, sinon, tout est fait à la main… Parfois, cette façon de revenir à une certaine rusticité, c’est assez plaisant, parce que le théâtre, ses qualités, il a déjà 2500 ans, donc il est bien vieux. Et en traversant tout cela en prenant ce qu’il y a à prendre et on verra bien. En tout cas, il y a un archaïsme qui reste et qui est un bel archaïsme.
Dans l’édition 2018 du Festival d’Avignon, on a beaucoup parlé de la question du genre, de la transsexualité. Au-delà, peut-on dire que les questions de l’humanité et de l’empathie sont les thématiques phares de notre époque ?
Madeleine Louarn : L’empathie peut-être pas, l’humanité certainement. Avec Kafka, peut-être il y a quelque chose qui serait en plus la question du discernement. Savoir juger, savoir regarder et comment regarder la réalité, je pense que c’est une question qui se posait à son temps, parce que c’était à l’aube du nazisme, et elle se pose aujourd’hui : de savoir faire notre propre jugement sur le monde et de trouver notre vraie indépendance et liberté. Aujourd’hui, avec tout ce qu’on nous parle… avec cette invasion de fausseté et cette difficulté à faire le tri, je crois que c’est une question essentielle, encore.
Jean-François Auguste : Je pense que l’empathie est assez importante pour ce qui est l’effet cathartique… Je pense surtout que l’empathie va avec la compréhension ou le savoir. Tout ce qui nous fait peur, en fait, c’est ce qu’on ne connaît pas. Si on a l’empathie, cela va dire qu’on commence à connaître, à comprendre, à savoir regarder quelqu’un et du coup à comprendre aussi ce qu’il est en train de vivre, ce qu’il a vécu. Donc, c’est aussi assez important pour l’humanité, d’avoir de l’empathie.