A Vitry-aux-Loges (Loiret), une centaine de foyers sont toujours privés de réseau téléphonique mobile et de haut-débit internet. Ils se sont réunis au sein d’un collectif : Bienvenue chez les gueux. Reportage en zone blanche, deuxième étape d’une itinérance dans la « France oubliée ».
De notre envoyé spécial,
A 80 km/h, le panneau fiché au bord de la départementale passerait presque inaperçu. Il a pourtant de quoi intriguer. Dans ses caractères noirs comme la colère, on lit tout le ras-le-bol de ceux qui l’ont planté. « Vous entrez dans une zone blanche. Bienvenue chez les gueux », ont-ils écrit. De fait, sur l’écran du téléphone portable, les barres de réception ont soudain disparu. Elles réapparaîtront quelques secondes plus loin. Mais pour ceux qui vivent de part et d’autre de ce tronçon d’asphalte, cette poignée de secondes a des allures d’éternité.
« On souffre de la double peine : ni internet ni GSM », lâche Vincent Berge. Lui et sa compagne Tecla Perigois se sont installés là, le long de la D9, en 2005, sans vraiment prêter attention à la bande passante. A l’époque, rappellent-ils, internet était moins développé. Disposer d’une connexion de qualité relevait presque du superflu. Mais quatorze ans ont passé et la transformation numérique s’est accélérée. Démarches administratives, achats de billets de train ou d’avion, réservations d’hôtels, tout se fait en ligne désormais. Sauf dans ces quelques kilomètres carrés, entre Vitry et Fay, où le progrès semble s’être figé.
« Je prie quand je fais ma déclaration d’impôts »
Chez le couple, le débit atteint péniblement les 2 Mb/s. Chez d’autres, c’est quatre fois moins. Alors quand chaque jeudi, Vincent Berge, pilote de ligne chez Air France, doit télécharger les nouvelles procédures de vol, il lance l’opération avant de se coucher pour récupérer le fichier au petit-déjeuner. « Mettre à jour la moindre appli prend un temps infini,soupire Tecla Perigois. Et quand je fais ma déclaration d’impôts, je prie au moment de cliquer sur « valider ». » Elle raconte cette fois où quelqu’un a dû courir chez un voisin pour appeler les secours après un accident de la route, parce que son portable ne captait pas, ou bien ces textos que l’on ne reçoit qu’en allant dans le bourg, à deux kilomètres de là.
Et puis il y a eu la goutte d’eau. C’était durant l’été 2017, quand une panne les a privés d’internet « pendant 160 heures ». A moins que ce ne fût deux mois plus tard, lorsque le concert Stars 80 à Orléans leur est passé sous le nez. « On n’a jamais reçu le SMS de validation de notre banque nous permettant de payer. Et quand on a voulu recommencer, toutes les places étaient parties. J’en ai pleuré », raconte Tecla Perigois.
C’est ainsi que l’idée des panneaux a germé. Il fallait une action coup de poing pour faire bouger les pouvoirs publics. Le couple a déposé des tracts dans les boîtes aux lettres du voisinage. Ils ont découvert qu’une centaine d’autres foyers partageaient leur quotidien. Comme Roger Desailly, qui doit tourner autour de sa maison le bras légèrement levé pour mendier une barre de 3G. Ou comme Stéphane Roy, boulanger-pâtissier à Fleury-les-Aubrais, qui n’est plus trop certain de vouloir s’installer définitivement à Vitry-aux-Loges où il passe ses week-ends. « Coupez votre internet et votre téléphone. Essayez, vous allez voir », lance-t-il, provocateur. « A Vitry-aux-Loges, je ne peux pas faire mes fiches de paie et ma fille ne peut pas faire ses devoirs. C’est pesant. »
Les nomades du haut débit
Un collectif s’est formé, soutenu par le député MoDem Richard Ramos qui fait face aux mêmes difficultés dans sa commune de Fay-aux-Loges. Le conseil départemental les a reçus. Il leur a promis l’accès au très haut débit grâce au THD radio. Le système qui a déjà fait ses preuves dans l’est du Loiret devrait être déployé dans 40 communes du département.
Pour le mobile, c’est une autre histoire. Le 12 janvier 2018, le gouvernement a passé un accord avec les quatre opérateurs téléphoniques et l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes) pour mettre fin à ces territoires privés d’internet ou d’un réseau mobile de qualité. Bouygues, Orange, SFR et Free se sont engagés à construire 5 000 pylônes supplémentaires chacun pour un investissement de 3 milliards d’euros. Mais sur la carte de l’Arcep, Vitry-aux-Loges est peinte en rose, signe qu’elle est suffisamment couverte. « L’Arcep se base sur des mesures théoriques, s’emporte Vincent Berge. Elle dit : « il y a une antenne là et une ici, ça doit fonctionner. » Sauf qu’entre les deux il y a des bois. »
Les « gueux » ont donc demandé au maire de Vitry de déposer un dossier auprès de la préfecture pour que leurs habitations soient répertoriées en zone blanche. En attendant, ces nomades du haut débit continuent à parcourir des kilomètres pour traquer les mégabits. « On a une amie à Orléans qui a la fibre, on va la voir régulièrement », sourit Vincent Berge. « J’ai les codes wifi de tous ceux chez qui je vais », assure sa compagne.