Il y a 700 ans, au XIVe siècle, l’Europe était ravagée par la peste noire. Alors que le monde subit actuellement la pandémie de Covid-19, nos comportements ne sont pas si différents de ceux de nos ancêtres.
« Combien de vaillants hommes, que de belles dames, combien de gracieux jouvenceaux, que non seulement n’importe qui, mais Galien, Hippocrate ou Esculape auraient jugés en parfaite santé, dînèrent le matin avec leurs parents, compagnons et amis, et le soir venu soupèrent en l’autre monde avec leurs trépassés. »
Dans « Le Décaméron« , composé entre 1349 et 1353, l’écrivain florentin Boccace décrit les ravages de la Peste noire. Débutée en 1347, cette pandémie aurait tué en cinq ans la moitié de la population urbaine européenne. « On ne peut pas donner de chiffre exact, mais cela pourrait représenter entre 25 et 30 millions de personnes qui sont mortes en 1347 et 1352 », précise Stéphane Barry, auteur d’une thèse sur la peste en Bordelais et Moyenne Garonne.
La pandémie de coronavirus que nous vivons actuellement est loin de représenter la même menace que « cette grande mortalité » comme on l’appelait à l’époque, mais pour ce docteur en histoire et éditeur, certaines similitudes sont flagrantes. « Chaque épidémie a bien sûr des spécificités culturelles, religieuses ou encore régionales, mais dans le fond, ce qui est stupéfiant, c’est qu’on réagit toujours de la même manière. L’homme est le même dans ces réflexes primaires. »
Une première quarantaine en 1377
Au temps de la peste, les premières mesures prophylactiques d’isolement voient ainsi le jour. Le terme même de « quarantaine » en est d’ailleurs un héritage. Celle-ci est pour la première instituée officiellement par la cité de Raguse, l’actuelle Dubrovnik, en 1377. Elle interdit l’accès de la ville ou de son district à ceux « qui arrivent d’une zone infestée par la peste ».
« Logiquement, quand on ne connaît pas quelque chose, on opte pour cette fameuse distanciation physique. Lors de la peste noire, spécialement dans les cités italiennes, ils ont très vite compris, même sans en comprendre les raisons, qu’il fallait éviter tout contact avec les malades. Ils ont alors commencé à institutionnaliser cette isolation », explique Stéphane Barry. Sept siècles plus tard, « c’est aussi ce qui s’est imposé dans presque tous les pays du monde ». « Les sergents d’autrefois qui protégeaient les entrées des cités, ce sont les policiers d’aujourd’hui qui contrôlent les attestations« , ajoute-t-il.
Face à la menace, les comportements sont aussi très similaires. Au début du confinement instauré en raison du Covid-19, les médias ont rapporté qu’un nombre important de Parisiens avaient quitté la capitale pour se rendre en province dans leurs résidences secondaires ou dans leur famille. Au Moyen-Âge, nombreux sont ceux qui ont également quitté leur cité sinistrée pour se réfugier dans des endroits plus cléments, propageant là encore la maladie. Dans son « Décaméron », Boccace raconte d’ailleurs l’histoire de sept jeunes filles et trois jeunes hommes qui fuient la contagion de Florence pour se retirer à la campagne.
Chercher des coupables
À cette époque, dans une société chrétienne profondément croyante et superstitieuse, la violence de l’épidémie pousse les hommes à chercher une cause surnaturelle à ce fléau. En septembre 1348, le pape évoque dans une bulle « la pestilence dont Dieu afflige le peuple chrétien ». De nos jours, de nombreuses communautés religieuses se tournent aussi vers des explications divines, comme des prédicateurs aux États-Unis qui « chassent le malin » en direct à la télévision ou des ultra-orthodoxes en Israël qui comptent sur la prière pour se protéger et défient les mesures sanitaires.
Au XVIe siècle, la population, incapable de trouver les causes réelles de la pandémie, cherche par ailleurs des coupables à blâmer. Cette peur entraîne des attaques contre les juifs, les clercs, les étrangers, les mendiants, les pèlerins ou encore les musulmans. L’une des plus tristement célèbres a lieu à Strasbourg en 1349. Alors même que la peste n’est pas encore arrivée dans la ville, les juifs sont accusés d’empoisonner les puits. Quelque 2 000 d’entre eux sont massacrés le 14 février, jour de la Saint-Valentin.
Aujourd’hui encore, la panique entraîne des suspicions et des comportements irrationnels. « Des infirmières sont chassées de chez elle. Un couple gay a aussi reçu une lettre de dénonciation, dans lequel on accuse les homosexuels de propager le virus », constate Stéphane Barry. « C’est encore plus décuplé aujourd’hui avec les réseaux sociaux qui propagent ce genre de rumeurs. »
« La situation actuelle nous est insupportable »
Le niveau d’information n’est en effet pas comparable. Même si les nouvelles circulaient très bien au Moyen-Âge d’une cité à l’autre, la population d’alors était confrontée à une ignorance presque totale face à la maladie. Il faudra en effet attendre 1898 et les travaux de Paul-Louis Simond pour mettre en en évidence le rôle de la puce du rat dans la transmission de la peste bubonique. « Aujourd’hui, les gens sont au courant de ce qu’il se passe. Nous avons des connaissances sur le Covid-19 », souligne Stéphane Barry.
L’historien note une autre différence notable. « Les gens étaient alors habitués à des vies dures, à voir la maladie, des gens mourir jeunes ou à perdre des enfants. Ce n’est plus notre cas. C’est pour cela que la situation actuelle nous est insupportable », résume-t-il. « Nous avons progressivement cru que ce genre d’épidémie était pour les autres, comme Ebola en Afrique. C’est finalement un rappel. L’homme oublie continuellement qu’il vit en coévolution avec d’autres êtres vivants. Il se passe en ce moment quelque chose on ne peut plus naturel. »
La peste noire a continué à ravager l’Europe jusqu’au XVIIIe siècle. « On ne vivait pas une vie sans vivre la peste, disait-on alors », souligne Stéphane Barry. Dans les esprits, elle est restée la pandémie la plus marquante de notre histoire. « Fuir quelqu’un comme la peste. C’est une peste. Une odeur pestilentielle. Connait-on une autre maladie qui a autant marqué le vocabulaire ? », décrit l’historien.
Pour autant, la peste noire n’a pas profondément changé la société. « Elle a engendré une forte mortalité, mais elle n’a pas bouleversé les cadres de la vie. Cette dernière a vite repris ses droits après chaque vague d’épidémie », estime Stéphane Barry. « De nos jours, il est probable que les conséquences du coronavirus seront terribles économiquement, mais que dans notre société aussi, cela ne changera rien. Il n’y à qu’à penser à la grippe espagnole. Elle a eu lieu il n’y a que 100 ans, et pourtant, elle a été totalement oubliée. »
Auteur : France24