Le profil du nouveau ministre de l’Education nationale cristallise les attaques les plus virulentes de l’opposition de droite. Pourtant, cet intellectuel, spécialiste des discriminations, n’est pas là pour déconstruire la République dont il est un pur produit.
Historien de renommée internationale, professeur de grande réputation, spécialiste de l’histoire économique, sociale et raciale des États-Unis, directeur du musée de l’immigration à Paris, membre de longue date du conseil scientifique de L’Histoire- un journal appartenant à notre groupe de presse- Pap Ndiaye, 57 ans, a donc été nommé ministre de l’Education nationale. Ce choix a aussitôt éclipsé d’autres désignations importantes comme la chiraquienne Catherine Colonna aux Affaires étrangères et l’ex-sarkozyste Sébastien Lecornu à la Défense, deux postes-clef en ces temps de guerre; ou encore le tandem Amélie de Montchalin-Agnès Pannier-Runacher désigné pour prendre en charge les dossiers écologiques sous l’autorité de la Première ministre Élisabeth Borne. Non, rien de tout cela ne semble compter, quelques commentaires aseptisés, pas davantage. Mais, à l’inverse, feu sur Pap Ndiaye! Pour la droite de la droite et pour l’extrême-droite, l’objectif de ce ministre « indigéniste »- le qualificatif qui revient en boucle- ne fait aucun doute: « déconstruire », en clair détruire, la République, la France et son histoire. Diantre…
Racialiste, wokisme, islamo-gauchisme, tout y passe
Florilège de cette excommunication immédiate. Marine Le Pen, cette fois, s’est déchaînée la première: « la nomination de cet indigéniste assumé est la dernière pierre de la déconstruction de notre pays, de ses valeurs et de son avenir ». Éric Zemmour a aussitôt pris le relais, en en rajoutant: « Emmanuel Macron avait dit qu’il fallait déconstruire l’histoire de France. Pap Ndiaye va s’en charger ». Retenons aussi la saillie du député LR Julien Aubert, candidat déclaré à la présidence de son parti: « ce ministre est le cheval de Troie du gauchisme américain, porteur du wokisme et du racialisme. Sans négliger l’inévitable Éric Ciotti , lui aussi en piste pour prendre la direction de LR et qui en rajoute tant qu’il peut dans la virulence dénonciatrice: « un adepte de l’islamo-gauchisme et un militant anti-flics. Terrifiant »!
« Un indigéniste cheval de Troie de l’empire étoilé, racialiste et anti-flic. » Voilà la musique et le refrain, aux relents comme à l’accoutumée douteux, une façon à peine habile d’induire que le nouveau ministre ne serait qu’un « ennemi de l’intérieur », un « agent infiltré » au sommet de l’État sans même avoir besoin de signifier son ascendance sénégalaise par son père. L’ignominie intacte de l’extrême-droite. Car, si l’on peut contester, voire s’opposer, à certaines positions et analyses du ministre, il n’est pas nécessaire de caricaturer, de travestir, de dénaturer. Deux éditorialistes brillants du Figaro, Vincent Trémolet de Villers et Guillaume Tabard s’inquiètent, et c’est un euphémisme, des postulats politiques et idéologiques de Pap Ndiaye. Ils s’y emploient avec intelligence et précision. Quand l’un estime que « l’éminent historien est le chantre d’un discours diversitaire, décolonial directement importé des campus américains », l’autre insiste sur cette « transgression spectaculaire et surprenante »… Pour la condamner, cela va de soi, mais rien d’insultant. Une opposition et une contestation légitimes et dignes. À la hauteur de ce personnage, de cet historien, de cet écrivain, de ce ministre désormais, fait lui aussi tout entier de dignité.
Un républicain universaliste pur produit de la méritocratie
Pap Ndiaye, il l’a fait remarquer dès sa première prise de parole, se définit comme le « pur produit de la méritocratie républicaine dont l’école est le pilier ». Il a d’abord rendu hommage à son collègue historien Samuel Paty ainsi qu’à l’ensemble des enseignants- « un monde qui est le mien », a-t-il tenu à préciser. « Il croit à l’école, insiste Valérie Hannin, la directrice du journal L’Histoire, qui a beaucoup travaillé et échangé avec lui. Je le définirais comme un républicain universaliste, sensible à la condition noire, aux discriminations raciales. Il a étudié la construction des différences au sein de la société américaine, mais pas seulement. Il a aussi étudié Gandhi et l’Afrique du Sud. » Ces différents travaux ont conduit Pap Ndiaye à contester la toute-vertu, la toute-efficacité, la toute-puissance de l’universalisme républicain et de la laïcité dite à la française dans la lutte nécessaire contre toute une série de discriminations, notamment raciales. S’en tenir à un universalisme abstrait, théorique, idéologiquement « pur », lui semble intenable, inefficace, sans portée, confronté à la réalité et à la puissance des injustices sociales et raciales. Ne pas reconnaître que le républicanisme revendiqué et appliqué au pied de la lettre néglige parfois ces discriminations et injustices lui semble une faute politique. « Il n’y a jamais dans sa bouche et sous sa plume la moindre revendication différentialiste, remarque un historien ami. La meilleure preuve? Les indigénistes le traitent de ‘nègre blanc' ». Wokiste, Ndiaye? Indigéniste? Racialiste? Il suffit de lire ses nombreux articles dans L’Histoire ainsi que la plupart de ses livres pour se convaincre que ce n’est pas le cas. Sur des sujets toujours à vif, émotionnellement difficiles, l’historien s’efforce à la mesure, à la modération, même quand certaines de ses positions dérangent et détonnent dans le « consensus » républicain.
Une approche plus souple de la laïcité que Blanquer
Si l’on ignore un instant les ignominies des extrême-droites, en particulier sur les réseaux sociaux, il n’en faut pas moins constater que la nomination de Pap Ndiaye provoque doutes, interrogations et perplexité parmi les tenants d’une laïcité « ferme », plus radicale que celle défendue par le nouveau ministre. Aucun d’entre eux ne met en doute ses qualités personnelles, encore moins l’importance de ses travaux historiques. Quelques-uns, certes, suggèrent qu’il ne connaît rien ou pas grand-chose à l’école, à l’éducation des enfants, aux instituteurs ainsi qu’aux professeurs des collèges et des lycées, à cette « machine » qu’est l’Education nationale, puisqu’il a toujours enseigné à l’université. Si l’on s’en tient aux militants (de gauche) de la laïcité et du Printemps républicain, ils ne s’en prennent pas -pas encore?- à Pap Ndiaye. Attendent-ils ses premières déclarations, ses prochaines précisions et explications sur sa conception de la laïcité, sur les méthodes à utiliser pour lutter avec efficacité contre l’islamisme politique? Sans aucun doute, mais leur cible, leurs doutes, leurs interrogations, leurs déceptions vont ailleurs, à l’Élysée. Ils s’estiment « trahis », non pas par le ministre, mais par le Président. Ils ne comprennent pas ce choix -comment peut-on passer de la « ligne » Blanquer à la « sensibilité Ndiaye »? Ils étaient convaincus qu’Emmanuel Macron avait fini par les rejoindre, par comprendre à quel point l’application d’une laïcité stricte correspondait aux attentes d’une grande partie de la société française. Des engagements précis avaient été pris auprès d’eux, des promesses fermes tant pour les élections législatives que pour le nouveau gouvernement. Ils s’attendaient à ce que le chef de l’état propulsent certaines de leurs figures de proue au gouvernement ou à l’Assemblée nationale, par exemple l’essayiste et juriste Rachel Khan. Il n’en est rien. Dans un même mouvement, Jean-Michel Blanquer et Marlène Schiappa ne font plus partie de l’équipe gouvernementale! Cette sensibilité politique, idéologique et culturelle, venait pourtant de rejoindre la macronie. Portes claquées sur les doigts…
Un choix politique qui relève du calcul électoral
Alors s’agit-il, en « utilisant » Pap Ndiaye, d’une manœuvre politique pour « chasser » parmi les électeurs de Jean-Luc Mélenchon et de la toute nouvelle Nupes? L’affaire est trop essentielle pour se résoudre à cette hypothèse, même si beaucoup l’envisagent. « Il faut bien désarmer Mélenchon avant les législatives, confie ainsi un dirigeant macroniste, ne pas lui abandonner le vote des communautés. » Ce calcul électoral explique-t-il aussi pourquoi le président-candidat avait subitement justifié le port du voile « choisi », après s’y être opposé précédemment. Mais ne s’agit-il pas d’abord d’un retour de Macron à Macron? N’en revient-il pas à ses convictions anciennes, ancrées, quant à la véritable nature des ressorts laïques qui doivent actionner notre République? N’oublions pas qu’Emmanuel Macron est pour une (grande) partie issu de cette deuxième gauche qui ne fut jamais particulièrement laïcarde; ne négligeons pas non plus l’influence de son « Maître à penser », le philosophe Paul Ricoeur lui aussi plutôt partisan d’une laïcité ouverte?
Dans ce débat essentiel, où se situe Pap Ndiaye? À lui d’en dire plus dans les jours et semaines qui viennent. Nous le guettons non sans impatience.