Lancé le 2 octobre 2019, le Bus rapid transit (Brt) avait pour but de faciliter la mobilité urbaine entre Dakar et sa banlieue. Mais aujourd’hui, les travaux pour sa réalisation causent d’énormes désagréments aux usagers. Sans compter les pertes énormes pour l’économie.
Des chantiers à tous les coins de rue, un transport au ralenti, de longues files d’embouteillage, des rues et ruelles transformées en voies de contournement. Tel est le décor qu’offre la capitale depuis un certain temps. En cause, les travaux effrénés et quasi simultanés du Bus Rapid Transit (Brt) enclenchés depuis le 28 octobre 2019 et dont l’avancée galopante a fini de transformer la capitale en un véritable chantier. Impossible de s’y déplacer sans être pris en étau dans les interminables bouchons.
Plus d’une heure sur un trajet de 20 minutes
Ce jeudi, l’horloge affiche à peine 9 heures et l’embouteillage est déjà à son pic. Au croisement de Cambérène, tous les axes qui mènent à ce rond-point sont littéralement asphyxiés par d’innombrables voitures. Les taxis et véhicules particuliers sont cloués sur place et cela depuis une bonne trentaine de minutes. «Cette situation est intenable. Il urge de trouver des solutions pour éviter aux conducteurs ces désagréments. On comprend que ce chantier c’est pour le bien de tous, mais là, c’en est trop. On perd près d’une heure de temps, là où il fallait moins de 20 minutes pour rallier la capitale», fulmine-t-il en amorçant des manœuvres dangereuses pour rebrousser chemin et chercher une autre issue. Dans sa course, il percute une moto qui slalomait entre les voitures, entraînant ainsi une cohue monstre. Dans cet engrenage, la loi du chacun pour soi prédomine. Chaque conducteur impose sa loi. Même sous le regard vigilant des gendarmes. Les klaxons et les invectives des automobilistes impatients campent le décor. Au milieu du tohu-bohu, Fatou Diop, une jeune étudiante prend son mal en patience, coincée dans un car Ndiaga Ndiaye. Les écouteurs aux oreilles, elle essaie de tuer le temps. Sa nervosité est perceptible à sa gestuelle. Puis d’un coup, la moutarde lui monte au nez : «Les chantiers, c’est bien, mais les autorités doivent prévoir des mesures d’accompagnement. Entamer plusieurs chantiers à la fois, c’est incompréhensible. Pourquoi autant de précipitation ? Je pense que c’est juste politique. On dirait que l’État veut boucler tous ses chantiers pour en faire un argument de campagne. Mais il faut qu’il pense un peu aux populations.»
Indiscipline, stationnement irrégulier
Les embouteillages causés par le Brt ne sont pas les seuls désagréments dénoncés par les usagers. L’indiscipline notoire des certains conducteurs et le stationnement irrégulier sont aussi pointés du doigt. Juste au niveau du carrefour de Cambérène, à quelques mètres de la station-service, bus, taximen et chauffeurs particuliers stationnent de manière anarchique pour ramasser des clients. Une situation qui met en rogne Abdourahmane Dionne. Debout devant l’arrêt du bus, un journal entre les mains, il fustige l’indiscipline qui escorte les tracas occasionnés par le Brt. «Je ne comprends pas le comportement de certains chauffeurs. Je me demande comment ces gens ont pu obtenir leurs permis de conduire. Comment ils peuvent stationner et prendre des clients en pleine chaussée au moment où des gros-porteurs occupent tout l’espace ? C’est de l’insouciance caractérisée. Ils mettent en danger la vie des usagers. Ce comportement irresponsable des chauffeurs explique, à côté des chantiers du Brt, ces longs embouteillages». Sur la Rn1, le décor est le même. Cette route nationale qui dessert le centre-ville et des quartiers comme la Médina est bondée de véhicules de tous types. Bloqué dans un bus Tata depuis bientôt 45 minutes, sans bouger, Fallou Thiaw s’est résolu à poursuivre le reste de son trajet à pied. Le jeune homme a déjà accusé un énorme retard pour son travail. «Je devais prendre service à 14 heures. Il est déjà 14h45 minutes et je n’ai même pas encore fait la moitié de mon trajet. Comment expliquer cela à mon employeur ? Il est compréhensif, mais à force d’arriver en retard, je vais finir par perdre mon travail. Là je commence sérieusement à songer à prendre un abonnement pour le Ter. Au moins, là, je gagnerai du temps et je pourrai faire des économies. Le gouvernement devait y réfléchir à deux fois avant d’entamer ces travaux. On dirait qu’ils ont oublié que Dakar ne dispose presque que d’une seule voie de sortie pour rallier le centre-ville.»
Chiffres d’affaires en chute libre
Victimes collatérales des travaux, les jeunes chauffeurs des véhicules clandos sont déboussolés. D’habitude, ils cueillaient facilement la clientèle aux abords des allées du Centenaire. Mais avec les travaux, beaucoup d’usagers ont déserté cet axe. Pape Thiam, chauffeur de taxi, communément appelé clando, bout de rage. Son chiffre d’affaires a baissé de moitié ces deux dernières semaines. «Nous perdons beaucoup de temps dans les embouteillages. Avant les chantiers du Brt, je pouvais facilement me faire 50 000 CFA par jour. Maintenant, je peine à rentrer avec 25 000 Fcfa», s’étrangle-t-il. Pis, les embouteillages sont sources de disputes entre les chauffeurs et les «patrons», les propriétaires de taxi. Ces derniers exigent le versement intégral quotidien qui s’élève à 5 000 CFA la journée. Sans oublier le carburant et autres frais qui sont à leurs charges. Cette situation a envoyé pas mal de chauffeurs au chômage. «J’ai des amis chauffeurs qui, ne pouvant plus assurer le versement et les exigences de leurs patrons, ont fini par leur rendre les clés des véhicules», regrette le jeune chauffeur. Mohamed Tine, un autre chauffeur clando, abonde dans le même sens. «Nous souffrons des chantiers du Bus Rapide Transit. Nous n’arrivons plus à assurer le versement quotidien. Si une solution n’est pas rapidement trouvée pour assurer la fluidité de la circulation, beaucoup de jeunes vont se retrouver au chômage. Et la situation est déjà assez critique pour en rajouter.»
MEISSA BABOU, ECONOMISTE : «A ce rythme, le Sénégal risque de perdre des points ou des pourcentages en termes de croissance»
«Les travaux du Bus Rapid Transit (Brt) ont un impact sur les entreprises et globalement sur la rentabilité. Parce que les travailleurs, très souvent, perdent beaucoup de temps dans les embouteillages. Par conséquent, ils deviennent moins performants du fait qu’ils accusent des retards de 30 minutes voire plus. Ils sont secoués par les difficultés liées aux transports. Certains même ont réaménagé leurs horaires de sorties qui étaient de 7 heures du matin. Maintenant, ils sortent à 5 heures du matin pour gagner du temps. Ce phénomène est très stressant et très épuisant pour un travailleur. Quand un travailleur arrive fatigué, cela va impacter son rendement. Et l’entreprise perd en performance. Tous ces facteurs risquent d’impacter fortement notre croissance. Parce que la croissance n’est rien d’autre que la performance de ces entreprises. La mobilité est un facteur déterminant pour toute économie. A l’heure actuelle, il est difficile de chiffrer les pertes. Car il faut faire des enquêtes de performance de ces entreprises. Les pertes en chiffres d’affaires dans le secteur du transport sont conséquentes. Car plus on perd du carburant, plus on perd en chiffre d’affaires. Plus grave, il y a des gens qui préfèrent changer de mode de fonctionnement. A ce rythme, le Sénégal risque de perdre des points ou des pourcentages de croissance. Les chantiers du Brt ont impacté la mobilité, par conséquent l’économie du pays en sera fortement impactée.»