Ce jeudi 12 avril, le Festival de Cannes dévoilera les noms de films en lice pour la Palme d’or 2018. Mais, cette année, ce n’est pas la liste de la sélection officielle qui se trouve au centre de toutes les attentions, mais la sélection du public pour regarder ces films. Thierry Frémaux, délégué général du plus grand rendez-vous cinématographique au monde, a décidé avec une main de fer de virer les journalistes de leur place d’observateurs privilégiés. Pour la première fois, les critiques de cinéma n’auront pas la possibilité de regarder les films avant la montée des marches des VIP, mais des jeunes de 18 à 28 ans pourront assister pour la première fois aux films de la Sélection officielle. Une nouvelle bataille pour le bon public à l’ère numérique a commencé. Est-ce le début de la fin d’un certain Festival de Cannes ?
Après l’interdiction des selfies sur le tapis rouge et des films Netflix dans la compétition et l’éviction de l’ancien président Gilles Jacob du conseil d’administration, plus rien n’étonne au Festival de Cannes. Début avril, le Festival a annoncé la fin des avant-premières pour la presse et ainsi provoqué un tollé international dans les médias.
Que se cache-t-il derrière cette mesure inattendue ? Thierry Frémaux, le délégué général du Festival, se défend de vouloir protéger Cannes et redonner «toute leur attractivité et tout leur éclat aux soirées de gala».En revanche, la presse internationale fustige une punition inavouée contre un métier jugé bien souvent trop critique envers les films. Même si, avec l’apparition des réseaux sociaux et la multiplication des avis partagés dans l’univers numérique, c’est devenu rare qu’un critique de cinéma fasse couler un film…
Une montée des marches sans être critiqué
Les réalisateurs, acteurs et producteurs auront désormais la garantie d’une montée des marches sans être embêtés par les jugements des journalistes avant de découvrir la première de leur film en présence d’un public trié sur le volet, donc bienveillant. Quant aux critiques de cinéma, ils auront cette année le droit de regarder Solo: A Star Wars Story du groupe Disney en sélection officielle et d’apprécier la présence sur la Croisette de courts métrages issus de l’Arabie saoudite, berceau d’un islam rigoriste, mais pas aux avant-premières des films en lice pour la Palme d’or.
Reste la question, si, au-delà des animosités dominant parfois la relation entre Thierry Frémaux et les journalistes, il existe d’autres raisons ayant poussé le plus grand festival de cinéma au monde à changer de stratégie. Et parmi les hypothèses avancées, on parie que l’affaire Netflix, l’année dernière, y est pour quelque chose. Personne n’oubliera le débat houleux sur la présence de films produits par la plateforme américaine. En plein milieu du Festival, Thierry Frémaux s’est vu obligé de contester la légitimité des deux très bonnes productions de la plateforme de gagner la Palme d’or. L’argument avancé : il considérait leur diffusion post-Cannes contraire aux us et coutumes de la cinéphilie française. Car le système de financement du cinéma français impose une diffusion d’abord en salles et bien après en ligne. Selon Frémaux, digne héritier d’une certaine conception du cinéma et d’ailleurs également directeur de l’Institut Lumières à Lyon, un vrai film de cinéma « doit sortir en salle ».
Les nouvelles conditions d’accès au Festival
Ce qui ne l’a pas empêché de révolutionner en 2017 la sélection officielle en invitant pour la première fois à regarder un film en réalité virtuelle au Festival de Cannes. Le comble, cela ne s’est pas passé dans une salle de cinéma, mais dans un hangar, à l’extérieur de la ville. La sélection drastique des happy few à pouvoir regarder l’exploit Carne y arena du cinéaste mexicain Alejandro Gonzalez Inarritu était peut-être déjà le prélude pour les nouvelles conditions d’accès au Festival.
Avec sa nouvelle initiative de pass pour des passionnés de cinéma de 18 à 28 ans, sélectionnés sur lettre de motivation, Thierry Frémaux essaie de prendre le contre-pied d’une tendance qui semble irréversible : de plus en plus de jeunes dans le monde ne connaissent ni télévision ni salle de cinéma, mais s’informent et se divertissent en ligne. Pour la « génération Netflix » regarder un film en streaming n’est pas un sacrilège, mais un acquis. Est-ce contraire à l’esprit historique du 7e Art ? UniFrance, l’organisme officiel de promotion du cinéma français dans le monde, affiche chaque année avec beaucoup de fierté son bilan de MyFrenchFilmFestival. En février 2018, il s’est enorgueilli de plus de 10 millions de vues dans le monde (6,7 millions de vues en 2017) sur sa plateforme. Et le cinéaste Paolo Sorrentino, grand habitué du Festival de Cannes, a présidé le prix du Jury des cinéastes.
Quand le Festival de Cannes applique la recette de Netflix
Ironie de l’histoire : avec sa réforme, Thierry Frémaux reproduit en quelque sorte la recette de Netflix : trier le public selon des critères commerciaux et de marketing. Avec le risque d’entraîner aussi un changement des critères pour la sélection des films. Au final, la remise en question du statut des journalistes à Cannes n’apparaît pas comme un résultat des écarts de conduite de certains critiques de cinéma, mais obéit plutôt à une redistribution des cartes où les médias ne se retrouvent plus au centre de la relation entre les films et le public. Comme le cinéma se retrouve de moins en moins au centre de l’industrie culturelle, défié par les jeux vidéo et les plateformes en streaming.
Au-delà, ce n’est peut-être pas un hasard que le scandale Weinstein a éclaté dans le monde du cinéma, un univers fragilisé par les géants de la révolution numérique disposant de budgets annuels gigantesques pour produire des films : 8 milliards de dollars pour Netflix et 4,5 milliards de dollars pour Amazon qui vient de recruter Steven Spielberg. Et tous les deux ont bâti leur empire en se mettant bien à distance des critiques des journalistes, avec tous les profits et dégâts qui vont avec.
L’effritement du public
Avec sa réforme, le Festival de Cannes semble désormais privilégier la sécurité du glamour et de la bienveillance assurée au détriment des journalistes, résolument au service du public et contre-pouvoir de la programmation et des producteurs des films. Mais derrière ce revirement surgit une question encore beaucoup plus existentielle pour le Festival : l’effritement du public. En 2016, seulement 884 000 cinéphiles regardaient la transmission de la cérémonie d’ouverture sur Canal+. En 2017, nouvelle alerte, l’ouverture de la 70e édition du Festival a fait un score catastrophique avec 402 000 téléspectateurs, soit 2,2 % du public en France, selon Médiamétrie.
Ainsi, le Festival de Cannes semble avoir de plus en plus du mal à assurer son autorité auprès du grand public. D’où la décision historique d’ouvrir le Festival au public et d’entamer une offensive de charme en direction des jeunes. En attendant, une nouvelle vision s’annonce à l’horizon : dans l’avenir, les tendances du cinéma mondial seront probablement écrites sur les plateformes numériques, poussées par les algorithmes et les influenceurs d’une nouvelle génération. À l’instar des Fashions Weeks qui multiplient les directs sur Internet, YouTube et Instagram, Cannes ne sera peut-être bientôt plus ce rendez-vous élitiste et jalousé assurant le service après-vente auprès du public, mais diffusera sur sa propre plateforme les films en lice pour la Palme d’or. Et cette dernière sera logiquement décernée par le public en ligne et commentée après par les critiques de cinéma.
http://www.festival-cannes.com/fr/
rfi