Le 16 mai dernier, Félicien Kabuga, présumé « architecte financier » du génocide des Tutsis en 1994 au Rwanda, et recherché depuis 1997 par les polices du monde entier, a été arrêté en banlieue parisienne. La justice française a depuis approuvé sa remise à un tribunal de l’ONU. RFI a enquêté sur les dessous de cette traque, ayant mis fin à l’une des plus longues et impressionnantes cavales de l’histoire contemporaine.
6h20 ce samedi 16 mai, dans un quartier résidentiel d’Asnières dans les Hauts-de-Seine en banlieue parisienne. Un peloton d’intervention de la garde républicaine, une unité d’élite, s’apprête à actionner le vérin pneumatique qui fera sauter la serrure de la porte d’un petit appartement situé au troisième étage d’un immeuble banal, rue du Révérend Père Christian Gilbert. La veille, au sein de l’équipe qui a rendu possible cette opération, beaucoup n’ont pas dormi. Félicien Kabuga sera-t-il derrière la porte ? Un faisceau d’indices glanés au fil des mois d’une minutieuse enquête le laisse supposer, mais aucune preuve formelle.
La porte s’ouvre. Et c’est d’abord Donatien Nshimyumuremyi, alias Nshima, l’ainé des fils du fugitif, qui apparaît. Il décline son identité et désigne son père, Félicien Kabuga, encore au lit dans la pièce à côté. L’octogénaire, surnommé « l’insaisissable » à force d’avoir, pendant plus de deux décennies, déjoué tous les radars de la justice internationale, tente une ultime duperie. Il s’exprime en swahili, fait mine de ne pas comprendre l’interprète en kinyarwanda qui accompagne l’équipe d’intervention. Il affirme ne pas être rwandais mais Congolais de RDC. Et s’appeler Antoine Tounga. Depuis la veille au soir, les enquêteurs savent heureusement que ce nom en est fait le dernier alias utilisé par le fugitif, le 29ème en 26 ans de cavale.
Face au déni du suspect, les enquêteurs ont également une botte secrète : une cicatrice au cou. Elle date d’une opération d’une tumeur bénigne de la gorge en Allemagne en 2007. C’est l’un de ses signes distinctifs. Ils le savent. Elle est même décrite dans la notice rouge d’Interpol établie au nom de Félicien Kabuga : « 8 à 9 centimètres, sur le côté droit. » Un des gendarmes présents la repère. La lui montre. Le doute n’est plus permis. C’est bien lui. Il finit par le reconnaître. Deux heures plus tard, l’analyse du prélèvement ADN effectué dans l’appartement le confirme. Entretemps, le vieil homme, âgé de 87 ans selon ses dires, accepte de suivre les gendarmes, aidé de son fils. Il marche difficilement.
Nom de code de l’opération, réussie : « 955 », le numéro de la résolution de l’ONU qui a créé le TPIR, le Tribunal pénal international sur le Rwanda. Pilotée par l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité (OCLCH) en lien constant avec le parquet général de Paris, elle signe la fin de cavale pour l’un des hommes les plus recherchés du monde, mis à prix 5 millions de dollars (4,6 millions d’euros) depuis 2002 par le département d’État américain, traqué par cinq procureurs internationaux en vingt ans, et l’un des derniers « gros poissons » toujours en fuite sur la liste des présumés coupables du génocide au Rwanda.
Comment en est-on arrivé là ?
Retour au mois de juillet 2019. Depuis une décennie, la traque de Félicien Kabuga patine. Serge Brammertz, le procureur du « Mécanisme », l’instance judiciaire qui a pris la suite du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), dissout fin 2015, décide de battre le rappel des troupes, et de changer de méthode. « Visiblement, ce n’était pas la bonne », analyse le procureur nommé en 2016, qui a depuis déjà en partie renouvelé son équipe d’enquêteurs et surtout renforcé son nombre d’analystes. « En dix ans d’existence du mécanisme, aucune des grands fugitifs recherchés n’a été attrapé, précise-t-il. Il fallait passer d’une enquête réactive à une enquête proactive. »
En ce début d’été, il organise donc à La Haye une vaste réunion. L’idée : associer plus étroitement au travail de son équipe, les unités spécialisées dans la recherche de fugitifs de plusieurs pays européens, dont trois en particulier : Belgique, Grande-Bretagne et France, les trois pays où résident la majorité des 13 enfants, biologiques et adoptés, de Félicien Kabuga. Sont également associés les Pays-Bas, la Suisse, le Luxembourg, l’Allemagne. « Tous les pays où Félicien Kabuga a des liens familiaux et financiers, dont on pense qu’ils l’aident à se cacher », explique le procureur.
Car au fil des ans, des dizaines d’informateurs se sont présentés au Mécanisme, prétendant avoir vu Félicien Kabuga dans différents pays d’Afrique : Gabon, Burundi, Kenya, parfois la même semaine, sans éléments pour le vérifier. Mais le procureur a de forts « soupçons » que c’est en Europe que le fugitif se trouve. « C’est là que sa trace avait été perdue, en Allemagne, douze ans plus tôt. Compte tenu de son âge et de sa santé, on avait de bonnes raison de penser qu’il était resté sur ce continent », explique une source proche du dossier.
Les premiers mois de cette nouvelle coopération sont surtout consacrés à l’échange et l’analyse d’informations récoltées dans la surveillance mise en place autour d’un noyau baptisé « son groupe de protection », sa famille mais pas que. Une quinzaine de personnes. En février 2020, sur la base d’un « tuyau » fourni par le Mécanisme selon laquelle « un nouveau soutien » serait en France en train de se « rapprocher de la famille Kabuga », confie une source proche du dossier, le parquet de la cour d’appel de Paris autorise l’ouverture d’une enquête sous le régime dit du « 74-2 ».
Le tuyau ne donne rien. Mais c’est un tournant, car désormais le cadre de l’enquête permet aux enquêteurs français « de mener un travail autonome, et d’élargir leur champ d’action, sans se limiter aux demandes ponctuelles du Mécanisme », explique cette même source. Et avec des moyens renforcés : les perquisitions, relevés d’appels téléphoniques, écoutes, géolocalisation des proches de Félicien Kabuga soupçonnés de l’aider dans sa cavale.
Quelques semaines, plus tard, grâce à un renseignement fourni par la Grande-Bretagne, l’enquête s’accélère. Les Britanniques informent la France qu’une des filles de Félicien Kabuga résidant à Londres, Séraphine Uwimana, selon nos informations, fait périodiquement la navette entre la Grande-Bretagne et la Belgique, transitant par la France. Les enquêteurs français sont chargés de la surveiller. Une semaine plus tard, les Britanniques se ravisent. Entretemps, une analyse plus fine des traces de roaming sur les relevés téléphoniques de Séraphine Uwimana révèle qu’elle ne fait pas que transiter par la France, mais y passe en fait plus de temps qu’en Belgique. Les enquêteurs français, aidés de ceux du Mécanisme, découvrent que lors de ses séjours en France, son téléphone portable se connecte régulièrement à une antenne-relai de téléphonie mobile située à Asnières, dans les Haut-de-Seine. La famille Kabuga n’y a aucun appartement connu. Que vient-elle y faire ?
Tout juste confinée, en télétravail, dans une France à l’arrêt depuis le 17 mars en raison de la pandémie de Covid-19, l’enquêtrice qui supervise l’enquête met à profit ce temps suspendu pour plonger pleinement dans l’analyse des données qui arrivent de toutes parts : fadettes (écoutes), relevés téléphoniques des proches du fugitifs, notamment. Ils permettent d’établir une cartographie de leurs déplacements. Et d’aboutir à ce constat : sur un an, presque tous les enfants du présumé génocidaire activent eux aussi cette même antenne-relai téléphonique d’Asnières, où Séraphine Uwimana a été repérée. Ce constat aiguise le soupçon des enquêteurs français ? Et si Félicien Kabuga s’y trouvait ?
Fin mars, via une requête au service des impôts, l’équipe d’enquêteurs apprend qu’un appartement, jusqu’alors inconnu, est loué à Asnières « depuis plusieurs années » au nom d’Habumukiza, patronyme d’un des fils de Félicien Kabuga dans une résidence au troisième étage de la rue du Révérend Père Christian Gilbert. Une découverte majeure. Mais qui n’apporte toujours pas la preuve d’une éventuelle présence de Félicien Kabuga dans cet appartement.
Dans la foulée, les relevés bancaires de la famille du fugitif, obtenus sur réquisition, commencent à leur tour à parler. On y retrouve la trace d’un « versement de 10 000 dollars » au bénéfice de l’hôpital Beaujon, situé à Clichy toujours dans les Haut-de-Seine, non loin d’Asnières. Il date de l’été 2019, et est émis par Bernadette Uwamariya, une autre fille du fugitif, considérée comme la cheftaine du clan Kabuga à Paris, veuve de Jean-Pierre Habyarimana, l’un des fils de l’ex-président rwandais du même nom. Félicien Kabuga, que l’on sait âgé et malade, aurait-il pu y être opéré ? Les enquêteurs décident de poursuivre cette piste.
En attendant, au cours des jours qui suivent, l’inquiétude monte d’un cran. Nous sommes tout début mai. La surveillance téléphonique des enfants de Félicien Kabuga révèle des va-et-vient de plus en plus fréquents de membres de la famille aux abords de l’appartement. Une activité jugée « anormale » par certains. Que se passe-t-il ? Félicien Kabuga serait-il mort ? Prépare-t-on son exfiltration ? Dans l’esprit des enquêteurs, les questions se bousculent. Dans une France confinée, aux rues presque désertes, aux commerces fermés, impossible d’organiser une planque sans courir le risque d’être repérés. Les enquêteurs travaillent de loin. Certains commencent à plaider pour une intervention rapide, de peur qu’il leur échappe. D’autres prônent la patience. L’équipe n’a toujours aucune preuve attestant que l’octogénaire se trouve dans cet appartement.
Peut-être se souviennent-ils que trois ans plus tôt, lors de l’enterrement de l’épouse de Félicien Kabuga un jour de février 2017 à Waterloo, la police belge, persuadée qu’il y serait, avait tenté une opération. Échec. S’y trouvait-il seulement ?
25 ans de cavale
Élément rassurant : au cours de cette période, une écoute téléphonique permet d’entendre l’une de ces filles évoquer Félicien Kabuga « vivant ». Un coup de chance car le clan évite soigneusement d’évoquer le nom du patriarche dans ses conversations téléphoniques. « Pour couvrir 25 ans de cavale, il faut être bien organisé. Ils ont eu le temps de se roder », commente une source proche du dossier. Toujours est-il qu’« en deux mois, c’est la première fois qu’un élément nous permet d’avoir la certitude qu’il est encore en vie ».
Le 11 mai, une autre découverte met les enquêteurs en alerte. Donatien, l’ainé de ses fils, résident belge et censé y être surveillé par la police locale, a visiblement échappé à leur vigilance. Il est en fait en France… à Asnières. Décidément. Et s’il était venu pour prendre soin de son père, en pleine pandémie ? L’hypothèse est jugée crédible. « Pour quelle raison autre qu’une petite amie ou un parent malade, un homme resterait-il confiné à plusieurs centaines de kilomètres de chez lui en pleine crise sanitaire ? », interroge une source proche de l’enquête.
L’histoire s’accélère de nouveau le 15 mai. Ce jour-là, selon des sources proches du dossier, les enquêteurs apprennent que l’homme opéré à l’été 2019 à l’hôpital Beaujon pour une chirurgie du colon est un octogénaire, d’origine africaine. Son nom ? Antoine Tounga, à en croire la photocopie du passeport du Congo-Kinshasa fournie à l’hôpital. Un nom inconnu au bataillon. Ils lancent dans la foulée une analyse comparative entre l’ADN retrouvé par les enquêteurs à l’hôpital Baujeon et un autre datant de 2007, fourni par la police allemande, qu’elle avait prélevé avant de perdre sa trace. Le résultat tombe. Bingo. Cela « matche ». Félicien Kabuga et Antoine Tounga ne font qu’un.
Une nouvelle bataille qui commence
En urgence, et alors que la surveillance téléphonique révèle une fois encore une activité particulièrement intense qui inquiète, décision est prise d’avancer la date de l’opération qui permettra, ils l’espèrent, d’arrêter Félicien Kabuga. Elle sera déclenchée le lendemain matin. Elle a lieu non pas dans un appartement mais dans quatre simultanément. Celui d’Asnières mais aussi les trois autres appartements connus de la famille en région parisienne, dont l’appartement de la rue Baudricourt à Paris, propriété aujourd’hui encore de Félicien Kabuga. « Nous voulions parer à toute éventualité, nous n’avions aucune preuve de sa présence. Il ne s’agissait pas de le rater. »
Ainsi prend fin, à l’aube, en France la cavale de Félicien Kabuga, trahi par la surveillance téléphonique de ceux qui durant ces années ont tant œuvré à le protéger : ses enfants. Ce jour-là, pour le clan, une nouvel bataille commence, judiciaire celle-là.
Auteur : Rfi