Samedi 1er décembre se jouait l’acte 3 de la mobilisation des « gilets jaunes », en France. Si la plupart des rassemblements se sont déroulés dans le calme et de manière pacifique, Paris notamment a vécu des scènes d’affrontements avec les forces de l’ordre et des dégradations. Ce mouvement sans tête, né sur les réseaux sociaux pour protester contre la hausse des taxes sur le carburant, inquiète l’exécutif, qui se réunit ce dimanche 2 décembre. Quelles réponses apporter à ces manifestants ? Avec qui dialoguer ? Décryptage avec Arnaud Mercier, professeur en information-communication à l’Institut français de presse.
RFI : Arnaud Mercier, il y a un paradoxe entre les chiffres officiels, qui parlent d’une mobilisation en baisse hier, par rapport à la semaine dernière qui, déjà, était en recul par rapport à la semaine précédente, et « en même temps », pour reprendre une formule élyséenne, on a le sentiment d’un mouvement qui prend de l’ampleur, d’une pression qui s’accentue.
Arnaud Mercier : Oui, je crois que ce n’est qu’un paradoxe apparent. Ce n’est pas parce qu’il y a un peu moins de gens sur chacun des ronds-points que cela signifie qu’il n’y a pas, par exemple, une rotation entre les gens qui viennent sur les points de manifestation. C’est-à-dire qu’à la première mobilisation, tout le monde est sorti en même temps. Et maintenant, on voit bien que les gens s’organisent pour ne pas être toujours mobilisés.
D’autre part, effectivement, on voit bien qu’il y a une forme de radicalisation d’une partie des gilets jaunes. Parce qu’il n’y avait pas que des casseurs, c’est la grosse différente avec la dernière fois ; cette fois-ci, il y avait aussi des gilets jaunes dits pacifistes, qui en fait trouvaient des tas de bonnes raisons pour justifier cette expression de la colère, via la violence. Donc, il y a bien une forme de radicalisation chez un certain nombre de gilets jaunes, c’est une évidence.
Justement, notre journaliste, hier, était au niveau de l’Arc de Triomphe. Il a pu assister au face-à-face entre les manifestants qui voulaient en découdre, et ceux qu’on qualifierait plutôt de pacifistes. Une distinction que les CRS, eux, n’ont pas vraiment faite. La réponse sécuritaire était-elle à la hauteur, et surtout, est-elle la bonne ?
On voit bien que les forces de sécurité ont énormément de problèmes à gérer. Et donc, le ministre de l’Intérieur aussi, évidemment, en est responsable. Mais c’est quand même d’abord une activité professionnelle ; ils sont débordés parce qu’il y a de la violence. Il y a des casseurs qui s’infiltrent, bien sûr, mais aussi parce que, dans l’ordre républicain traditionnel, il y a la demande d’une organisation par les mouvements qui mobilisent, par les mouvements qui défilent, de façon à négocier les trajets, ceci, cela…
D’ailleurs, les mouvements qui défilent ont leur propre service d’ordre de façon à réguler les choses. Et là, comme il n’y a pas d’interlocuteur, il n’y a pas de service d’ordre. Effectivement, il y a un gros, gros problème. Et comme les casseurs s’infiltrent au milieu de tout cela, et que maintenant certains gilets jaunes commencent à soutenir plus ou moins, un peu, les casseurs, en trouvant que, finalement, c’est une colère légitime, eh bien effectivement, ça patauge beaucoup.
Mais est-ce que cette mobilisation policière, le fait que ceux qui voulaient manifester pacifiquement se retrouvent parfois encerclés par les CRS à recevoir des gaz lacrymogènes, n’a pas aussi radicalisé une partie des manifestants qui ne l’étaient pas au départ ?
Oui, il y a sans doute des erreurs, effectivement, de gestion, qui font que certaines personnes ne comprennent pas pourquoi ils sont pris pour cible, alors qu’ils n’avaient rien à se reprocher a priori. Mais du point de vue de la police, si on adopte leur point de vue, il y avait l’idée que vous pouvez manifester librement sur les Champs-Elysées, dès lors que vous acceptez qu’on contrôle vos sacs et vos cartes d’identité. Donc, ils ont considéré que toute personne qui ne se rendait pas sur les Champs-Elysées était potentiellement quelqu’un qui pouvait être radical. Il y a effectivement une impasse.
Sur le fond, le gouvernement a régulièrement évoqué la question écologique pour justifier des mesures impopulaires. Est-ce que, pour reprendre la formule de Nicolas Hulot, ce ne fut pas une erreur d’opposer « les problèmes de fin du monde au problème de fin du mois » ?
Manifestement, le gouvernement a très, très mal conduit les choses. C’est une évidence. Et on voit bien que, finalement, l’histoire de la hausse du prix de l’essence a été une allumette qui a mis le feu aux poudres et que cela a fait sortir de sa boîte tout un tas de revendications. Et aujourd’hui, si le gouvernement annonce le gel des taxes, sans doute que cela ne suffira pas à une baisse de la mobilisation, parce que bien d’autres choses, maintenant, sont en jeu.
Emmanuel Macron a convoqué une réunion à l’Elysée, mais dès hier, depuis Buenos Aires où il participait à une réunion du G20, il a réagi aux événements du jour : « Ce qui s’est passé aujourd’hui à Paris n’a rien à voir avec l’expression pacifique d’une colère légitime, a-t-il dit. Aucune cause ne justifie que les forces de l’ordre soient attaquées, que des commerces soient pillés, que des bâtiments publics ou privés soient incendiés, que des passants ou des journalistes soient menacés ou que l’Arc de Triomphe soit souillé. Les coupables de ces violences ne veulent pas de changement, ne veulent aucune amélioration. Ils veulent le chaos. Ils trahissent les causes qu’ils prétendent servir et qu’ils manipulent. Je respecterai toujours les contestations. J’entendrai toujours les oppositions. Mais je n’accepterai jamais la violence. » Le ton est très solennel, on a l’impression qu’il lit un texte. Est-ce la bonne manière de s’adresser aux Français et en particulier à ceux qui se revendiquent des gilets jaunes ?
Cette intervention est apparue complètement décalée. Il était aux antipodes à Buenos Aires, ça, on ne peut pas lui reprocher. Mais son service de communication ne lui a visiblement pas donné les notes qu’il fallait pour qu’il comprenne la réalité de l’attente de sa communication. Sa prise de parole a juste été un rappel à l’ordre, avec la même rhétorique qu’utilise le gouvernement depuis toujours.
C’est de dire : « Oui, oui, les gilets jaunes, c’est parfaitement légitime. On comprend, mais il faut séparer le bon grain de l’ivraie, des casseurs, etc. » Sauf que tout le monde était sur les plateaux de télévision ou autres, en train de dire qu’on attendait de voir comment Emmanuel Macron pourrait faire des annonces, pourrait dire quelque chose à destination des gilets jaunes, etc. Là, c’était juste un rappel à l’ordre républicain. Et franchement, c’était catastrophique, parce qu’il est apparu complètement déphasé par rapport à la réalité de la situation !
« Macron, démission ! Macron, démission ! », peut-on entendre dans les rangs des gilets jaunes. La personne du président cristallise les mécontentements. Il y a eu aussi des pétitions diverses et variées réclamant sa destitution. Ne paie-t-il pas aussi ses prises de parole un peu trop libérées pour évoquer les aides sociales, ce demandeur d’emploi qu’il invite à traverser la rue pour trouver un travail… N’y a-t-il pas un manque d’empathie du chef de l’Etat ?
Il a donné effectivement prise à cela. Ses petites phrases, qu’on a surprises de-ci-de-là dans les rues, pouvaient apparaître en contradiction avec certains discours officiels, dans lesquels il montrait de l’empathie. Donc c’est un tout petit peu plus compliqué que de simplement dire : « Il n’en fait jamais preuve. » Mais ce qu’il paie surtout, il faut quand même le dire et le rappeler, c’est qu’une bonne partie des gens qui manifestent dans les gilets jaunes sont des gens qui sont souvent des abstentionnistes chroniques. Donc, des gens qui n’ont pas voté pour lui.
Donc aussi des gens qui ont voté au premier tour, mais qui n’ont pas voté au second tour pour lui, alors même qu’il y avait un choix assez tranché entre une dirigeante qui incarne un courant issu de l’extrême droite, Marine Le Pen, et un candidat dont on peut penser ce qu’on veut, mais qui est un démocrate au sens fort du terme. Donc, même dans un choix quand même aussi fort, ils ont considéré que Macron ou Le Pen, c’était la même chose. Et donc, ils ont refusé d’aller voter. Et donc évidemment, ce sont des gens qui ne reconnaissent pas une forte légitimité à Emmanuel Macron, quoi qu’il dise…
Marine Le Pen, Laurent Wauquiez, mais aussi Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin, en passant par Jean Lassalle ou Nicolas Dupont-Aignan… Tous ont essayé quelque peu de s’accrocher à ce mouvement des gilets jaunes pour s’opposer au gouvernement. Mais l’opposition politique, comme les syndicats, d’ailleurs, a du mal à prendre sa part dans ce mouvement.
Oui, je crois que vous avez raison. Ils rament autant que le gouvernement, d’une certaine façon. Sauf que le gouvernement est pris pour cible. Mais on voit bien que toute une partie des gens qui sont mobilisés sont des gens qui ne se reconnaissent plus dans le personnel politique, dans les forces politiques. Le taux de syndicalisation en France est très faible, le taux d’adhésion aux partis, on n’en parle même pas…
Et donc, une partie de ces gens-là, effectivement, sont contre les corps intermédiaires y compris. Parce qu’ils estiment que, de toute façon, c’est l’ensemble de la classe politique qui a failli. Donc évidemment, ils ont énormément de mal à essayer de récupérer le mouvement, puisqu’ils se retrouvent face à des gens qui, d’une certaine façon, sont prêts à les expulser du mouvement, leur disent qu’ils ne sont pas plus légitimes que le gouvernement. Bref, tout le monde essaie de surfer sur la vague, mais chacun a énormément de mal à ajuster les choses.
rfi