Vingt ans après les attentats du 11-Septembre à New York de nombreuses questions restent ouvertes dont celles que se posent des centaines de détenus qui ont été transférés de force à Guantanamo, ce camp de détention situé sur l’île de Cuba où l’administration Bush a pratiqué l’extraterritorialité du droit : pourquoi ai-je été détenu sans procès, sans excuses, sans pardon, alors que j’ai été reconnu innocent ? C’est la question que se pose Lakhdar Boumediene qui a passé 7 ans et demi à Guantanamo.
Lakhdar Boumediene vivait en 2001 en Bosnie et travaillait pour le Croissant-Rouge. Arrêté avec cinq autres Algériens suspectés de fomenter un attentat contre l’ambassade américaine de Sarajevo, il avait été libéré après une enquête de trois mois en Bosnie qui l’avait innocenté. Mais des agents de la CIA l’ont arrêté à la sortie du tribunal avec ses cinq compagnons. « Pendant trois mois, j’ai été détenu dans une maison d’arrêt à Sarajevo » explique Lakhdar Boumediene : « Les forces de sécurité ont fouillé la maison, l’association où je travaillais, les téléphones portables, les téléphones fixes, mais ils n’ont rien trouvé. Et malgré ça, on m’a envoyé à Guantanamo. »
Guantanamo, le trou noir juridique utilisé par l’administration Bush
En janvier 2002, quelques mois après les attentats du 11-Septembre, la base américaine de Guantanamo sur l’île de Cuba a été transformée en gigantesque camp de détention lors de la « guerre contre le terrorisme » lancée par l’administration Bush, une guerre qui n’a pas cessé.
Pour le gouvernement américain, il s’agissait d’utiliser cette grande prison extraterritoriale, où ni le droit américain ni le droit international ne devaient s’appliquer selon l’administration Bush, pour y enfermer ceux qu’il désignait comme des « ennemis combattants ». 780 hommes y ont transité, 39 y sont toujours détenus sans procès, les cinq individus accusés d’avoir fomenté les attentats du 11-Septembre sont d’ailleurs entendus de nouveau cette semaine lors d’audiences préliminaires qui piétinent depuis neuf ans auprès de cours militaires – l’utilisation de la torture rendant tout procès impossible.
« Près de 20 ans après, je n’oublie pas le jour où j’ai ouvert les yeux à Guantanamo »
Menotté, cagoulé, Lakhdar Boumediene a été transféré de Bosnie vers un « site noir » de la CIA – une base secrète américaine – avant d’être envoyé à Guantanamo début 2002. « Je n’oublie pas ! Cela fait presque 20 ans mais je n’ai pas oublié. Déjà le jour de mon arrestation, c’était très dur avec des tortures indirectes, des coups de pied, des menottes serrées. On m’a transféré vers la base d’Incirlik je crois, une base militaire aérienne en Turquie. Ensuite j’ai été transféré à Guantanamo. Jusqu’à maintenant, je ne sais pas combien de jours, combien d’heures je suis resté les yeux bandés, avec un casque anti-bruit sur les oreilles et lorsque j’ai ouvert les yeux, je me suis retrouvé dans une cage, comme dans un zoo. »
Lakhdar Boumediene arrive début février 2002 sur la base américaine de Guantanamo, et débarque au milieu d’une foule d’autres détenus, dont beaucoup étaient blessés, décrit-il. « Dans le premier camp appelé X-Ray, autour de moi, il y a des gens que je ne connais pas, des gens qui sont blessés, pas de jambes, pas de pied, pas de bras. On traite les animaux mieux que nous. Nous étions dans une cage, il y avait deux seaux : l’un avec de l’eau pour boire, – plein de poussière, marron, de l’eau pourrie, mélangée avec le sable –, et l’autre pour faire ses besoins, sans aucune intimité. »
Puis le moment des interrogatoires commence. Pour Lakhdar Boumediene, qui est convaincu de son innocence, ce n’est qu’une affaire de quelques jours. « Au début j’étais content, je pensais que les Américains c’était la démocratie, mais c’était une image erronée. Je pensais qu’après avoir répondu à leurs questions, je pourrai rentrer chez moi, car je n’avais rien fait de mal. Mais ce n’est pas comme ça que ça s’est passé. »
Les insultes, la torture, les coups de pied, les privations sensorielles
Lakhdar Boumediene subit des interrogatoires « poussés ». D’abord alors qu’il se trouve dans ces cages « comme un animal dans un zoo » dit-il, sous le soleil et les intempéries dans le camp X-Ray. « Tous les mois, je me disais : peut-être que le mois prochain ils vont se rendre compte de la réalité, que je suis innocent. Pendant un an, j’ai parlé aux agents comme un perroquet, non-stop. Mais après douze mois, j’ai arrêté de répondre à leurs questions. »
À partir de 2003, le programme d’interrogatoire se durcit. Lakhdar Boumediene se retrouve à l’isolement dans une cellule métallique, avec la climatisation poussée à l’extrême. « J’ai commencé une grève de la faim en 2003 à cause des tortures. Les interrogatoires se multipliaient, le matin, l’après-midi et la nuit, à chaque fois avec des personnes différentes : militaires, civils, stagiaires, femmes, hommes… Parmi les agents chargés des interrogatoires, un des chefs m’a dit : « 10 005 (qui était mon matricule, mon nom pendant 7 ans et demi), on sait que vous êtes innocent, mais on a besoin que vous témoigniez contre deux personnes qui étaient aussi à Guantanamo ».L’une d’elles était en Bosnie avec moi. Je réponds : « Mais posez-leur la question à eux ! » La façon de poser les questions, les insultes, la torture, c’était trop. J’ai refusé de continuer à répondre. »
Lors de ses grèves de la faim, qu’il a interrompues puis reprises en 2006, les agents le nourrissent de force, lui infligeant des sévices en tordant les tuyaux dans son nez et les aiguilles des perfusions dans ses veines. Pour l’obliger à arrêter sa grève de la faim, il est mis sous pression : il est ainsi une fois obligé de courir, encadré par deux gardiens qui le trainent car il a les mains menottées et les pieds enchaînés. Ses pieds raclent le sol en gravier et saignent, ses genoux cognent les escaliers en béton, des blessures dont il a encore des séquelles. « J’ai dit aux agents : « Je vais manger, je vais faire du sport comme tout le monde, mais d’abord, répondez-moi : pourquoi suis-je ici ? Une seule réponse, et j’arrête ma grève de la faim. » Pourquoi j’étais à Guantanamo ? On est en 2021, cela fait presque 20 ans et je ne sais toujours pas pourquoi j’ai été à Guantanamo pendant sept ans et demi. »
« Boumediene contre Bush » : l’arrêt de la Cour suprême qui a tout changé
C’est grâce à la persévérance de Lakhdar Boumediene et à celle des avocats qui lui rendaient visite tous les deux mois qu’une décision de la Cour suprême a finalement abouti en 2008 : elle a reconnu le droit des détenus non inculpés à invoquer la justice fédérale et à réclamer leur libération, contrairement à ce que préconisait l’administration Bush qui souhaitait les cantonner dans un trou noir juridique, sans accès à la justice, en détention illimitée et sans procès.
« En 2004, l’avocat principal me dit : « Nous allons porter plainte contre George W. Bush, le président américain, devant la Cour suprême. La plainte s’intitulera «Boumediene contre Bush» ». Au début j’ai refusé, car je n’étais qu’un détenu dans un trou, contre un président des États-Unis. Il m’a dit : « Ne vous inquiétez pas, on verra bien à la fin qui va gagner. » Donc j’ai accepté. »
Après ma mort, le nom « Boumediene contre Bush » restera gravé dans les livres de droit
L’affaire est d’abord rejetée puis revient devant les neuf juges. Lakhdar Boumediene se souvient du juge conservateur Richard Leon : il avait pourtant été nommé par le président George W. Bush en septembre 2001, mais il a ordonné la libération de cinq des détenus, dont la sienne, contre l’avis du président des États-Unis. « Le juge a déclaré : « Vous lui avez déjà confisqué sept années et demie de sa vie, ça suffit. » », se souvient Lakhdar Boumediene.
La décision de la Cour suprême, « Boumediene contre Bush » a fait jurisprudence et restera gravée dans les livres de droit, le seul point positif pour Lakhdar Boumediene.
Déclaré libérable en novembre 2008, il lui faudra attendre six mois pour qu’un pays l’accueille. Car les Américains ne voulaient pas le renvoyer en Algérie où il aurait pu être torturé. « Vous m’avez déjà torturé ici pendant sept ans et demi » leur a rétorqué Lakhdar Boumediene, non sans ironie. « Je m’en fiche, je veux sortir d’ici, envoyez-moi en Somalie ou sur la Lune, l’essentiel c’est que je sorte de ce trou » leur a-t-il répondu.
C’est finalement un pays tiers, la France, qui acceptera d’accueillir Lakhdar Boumedienesur son sol. À son arrivée en France en mai 2009, il a retrouvé sa femme et ses enfants. Sa famille s’est agrandie. À 55 ans, il est père de cinq enfants et grand-père. Malgré de grandes difficultés pour trouver un travail, il veut continuer à « construire sa vie ».
Alors que d’anciens détenus talibans de Guantanamo négocient avec les États-Unis, « moi j’attends des excuses »
Alors que le régime des talibans s’est réinstallé à Kaboul, 20 ans après la guerre lancée par la coalition emmenée par les États-Unis, Lakhdar Boumediene se souvient des nombreux talibans qui ont transité par Guantanamo et reste amer vis-à-vis de ceux qui lui ont infligé sept ans et demi dans l’enfer de Guantanamo.
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« Il y avait des centaines de talibans et d’Afghans. À côté de moi, de l’autre côté du grillage, c’était un taliban qui parlait bien anglais. Je me suis aperçu qu’au moins quatre ou six talibans qui avaient transité par Guantanamo étaient dans l’équipe qui négociait à Doha avec les Américains. Ils étaient détenus à l’époque, c’étaient des ennemis, et maintenant ils signent des accords avec les Américains. Et moi, je n’ai rien fait, et je n’ai même pas droit à un mot, ni « excuses » ni « pardon » ».
Son histoire, Lakhdar Boumediene l’a aussi longuement racontée dans un livre publié en ligne, Witness of the unseen, 7 years in Guantanamo [Témoin de l’invisible, 7 ans à Guantanamo].
Aujourd’hui, il n’attend plus de compensation du gouvernement américain. « Je me fiche des indemnités. Mais j’espère qu’un jour j’entendrai enfin le mot « excuses ». J’espère qu’un jour on va me dire « Monsieur Lakhdar Boumediene, pardon, nous vous présentons nos excuses parce que vous avez passé sept ans et demi à Guantanamo pour rien ». C’est une partie de ma vie que j’ai perdue, à cause d’eux. »
rfi