« La Russie est rétablie dans son intégralité historique »; cette phrase est extraite d’un article de l’agence de presse RIA-Novosti qui a été publié par erreur le 26 février dernier avant d’être retiré au bout de quelques heures. L’article, qui ne devait paraître qu’une fois acquise la victoire russe en Ukraine, détaille les objectifs réels de la guerre : non seulement assurer la sécurité de la Russie mais aussi corriger une « erreur historique » en ramenant l’Ukraine dans son orbite. Décryptage de Julien Théron, chercheur à Sciences-Po Paris, spécialiste en conflits et sécurité internationale, et coauteur avec Isabelle Mandraud du livre : Poutine, la stratégie du désordre (éditions Tallandier, 2021).
Julien Théron : Absolument, car, selon Vladimir Poutine, le peuple ukrainien n’existe pas. Le président russe lui-même l’a écrit dans un article publié en juillet dernier : il considère que les Ukrainiens ne forment pas vraiment une Nation, que ce sont des Russes comme les Biélorusses et qu’il serait donc naturel que les peuples appartenant à la même Nation existent dans le même État. Et ça, c’était avant même le déni de l’État ukrainien qui a précédé l’invasion. Il y a ainsi une sorte de construction mythologique, une vision du monde dans lequel la Russie aurait une sorte de droit naturel sur tout un tas de peuples. Avec l’Ukraine, on est sur une question quasiment impériale, russe, slave. Mais peut-être que demain, si on prend le cas géorgien, on parlera plutôt de l’héritage de l’URSS parce que la Géorgie faisait partie de l’Union soviétique. La Russie pourra alors jouer sur une autre corde historique pour expliquer que la Géorgie devrait également être sous tutelle de Moscou. Il faut comprendre que c’est une construction intellectuelle plus qu’une réalité juridique ou géopolitique.
Dans cet article de RIA-Novosti, il y a la référence à la fin de l’URSS, mais il y a aussi la référence à cette idée d’une Russie médiévale dont l’origine se situe à Kiev. Et qu’il faudrait une « revanche de l’histoire » pour que la Russie retrouve ce territoire. Comment décrypter ce qui s’apparente à un « télescopage » de dates et de références historiques au service de ce projet d’invasion de l’Ukraine ?
Il s’agit bien sûr d’un révisionnisme historique qui permet de reconstruire l’histoire en fonction de ses intérêts, afin qu’elle corresponde aux ambitions contemporaines. La question historique est d’ailleurs très problématique aujourd’hui en Russie : qu’il s’agisse des historiens qui travaillent sur le stalinisme ou l’interdiction de Mémorial*, il y a un rapport à l’histoire qui est purement politique. Il faut comprendre que si chaque peuple faisait ça dans le monde aujourd’hui, il y aurait une somme absolument infinie de guerres, en revendiquant telle ou telle période, tel ou tel territoire, telle ou telle domination sur un autre peuple.
Autre idée relevée dans cet article de RIA-Novosti : la Russie doit agir vite parce qu’il y aurait une sorte de course contre la montre pour éviter que l’Ukraine ne s’éloigne définitivement de son orbite.
Il est clair que les peuples biélorusse, ukrainien, les trois peuples baltes, le peuple géorgien, enfin un certain nombre de peuples qui étaient très liés à la Russie sont aujourd’hui en défiance complète, non des Russes eux-mêmes, mais de la politique du Kremlin. Et de ce point de vue-là, en effet, il y a une course contre la montre parce que tous ces peuples comprennent bien l’intérêt qu’ils ont à avoir des garanties de démocratie, d’État de droit et des droits de l’homme qui sont présentées par l’Union européenne et des garanties de défense avec l’Otan. Donc, il y a une vraie course contre la montre et une influence en régression.
Est-il possible de dater cette obsession de Vladimir Poutine pour l’histoire en général, et pour l’histoire de la Russie en particulier ? Et d’expliquer les sources de cette obsession ?
Dès le début de son mandat présidentiel, voire dès son arrivée au Kremlin sous l’aile de Boris Eltsine, Vladimir Poutine montre qu’il a bien l’intention de restaurer une politique-puissance. En conséquence, il commence par le grand trauma de l’armée russe des années 1990 et c’est par la Tchétchénie qu’il va monter en puissance à Moscou. Ensuite, en 2007, il y a le fameux discours à la Conférence de Munich, en réaction à l’invasion américaine de l’Irak. Puis, en 2008, il y l’invasion de la Géorgie. Donc on s’aperçoit que c’est progressif, mais que cette ambition existe dès son arrivée au Kremlin.
Sait-on quel écho a chez les Russes cette obsession historique de Vladimir Poutine ? Y a-t-il une approbation de ce grand projet comme on a pu le voir en 2014 au moment de l’annexion de la Crimée ?
C’est très difficile à évaluer pour deux raisons. D’abord parce que le Kremlin s’emploie à transformer le patriotisme des Russes – qui est très fort – en un nationalisme expansionniste, et il est assez difficile intellectuellement de séparer les deux. La deuxième raison, c’est qu’évidemment les statistiques sont très difficiles à conduire en Russie. Il est certain que Vladimir Poutine a un nombre considérable de personnes qui le soutiennent et aussi qu’il y a nombre non négligeable de personnes qui s’y opposent, mais il est très compliqué d’établir la proportion entre les deux. Cette proportion peut également se mouvoir en fonction à la fois de la politique intérieure, des réformes socio-économiques qui sont engagées, mais aussi de la politique internationale. Or, précisément, l’action internationale du Kremlin intervient comme un moyen de compenser des réalisations qui sont assez peu grandioses sur la scène intérieure. Et donc ces questions-là sont instrumentalisées afin de maintenir le pouvoir en place.