La crise des déchets en Asie «nous met face à nos incohérences»

Alors qu’un projet de loi « anti-gaspillage » et pour une économie plus « circulaire » est à l’étude à Paris, la France a été rattrapée cette semaine par le chaos mondial installé depuis deux ans et demi dans le secteur de la gestion des déchets. Une crise spectaculaire, qui ébranle plus d’une certitude dans les sociétés de consommation. Car elle rend visible l’une des faces cachées d’un secteur positivement connoté, à savoir le tri et le recyclage des déchets. Entretien avec Thibault Turchet, responsable juridique au sein de l’association Zero Waste France.

C’était un système rodé jusqu’à ce que Pékin ne mette le holà. Pendant des décennies, la Chine a envoyé ses navires remplis de produits manufacturiers à travers le monde développé, en les ramenant non pas à vide, mais remplis de déchets recyclables à faible valeur ajoutée. Des « refus de tri » par exemple, récoltés chez les particuliers, mais pas assez rentables pour l’industrie de gestion de ces pays, qui préférait donc s’en débarrasser dans des contrées à faible coût de main-d’oeuvre.

En fermant ses portes à un grand nombre de ces résidus qu’elle absorbait tant bien que mal, principalement des plastiques mais aussi du papier souillé et d’autres denrées, manifestement expédiées parfois de manière insuffisamment dégrossie par certaines entreprises des plus grandes sociétés de consommation, à commencer par les États-Unis, la Chine a semé la pagaille dans le secteur. De l’exportateur au transporteur et bien au-delà. Dans les villes d’Europe et d’Amérique du Nord, déjà.

Surtout, plusieurs endroits d’Asie du Sud-Est ont vécu le chaos dès 2017-2018. Des acteurs ont commencé à prendre volontairement ou de manière subie le relais de l’importation après la fermeture des ports chinois, jusqu’à l’explosion sanitaire et environnementale brutale dans certains pays comme la Malaisie. Tout le monde réalise désormais qu’il s’agit d’un problème plus complexe que ne l’aurait imaginé le consommateur occidental au moment de mettre ses déchets à la corbeille de tri.

La Malaisie, le Vietnam, la Thaïlande, l’Indonésie, ou encore le Sri Lanka, des pays en développement pas du tout préparés à absorber un tel amas, semblent désormais très hostiles à l’idée de voir ces ordures autrefois expédiées en Chine continuer d’arriver sur leur sol. Ils cherchent la parade, serrent les vis et renvoient l’ascenseur. Lundi 29 juillet, l’Indonésie a annoncé que sept conteneurs repartaient : des déchets ménagers, des déchets plastiques et des matériaux dangereux en violation des règles d’importation.

Cinq ont été réexpédiés à Hong Kong et deux en France, une première pour Paris. « Lors de l’arrivée du conteneur, une notification sera adressée au(x) détenteur(s) des déchets (fabricants et distributeurs, NDLR). Les déchets devront être caractérisés pour savoir quel traitement leur apporter », a réagi la secrétaire d’État française en charge de ces questions, ajoutant que si la loi et les règles internationales avaient été violées, les producteurs et détenteurs risquaient d’écoper d’une pénalité.

Début juillet, l’Indonésie a déjà retourné huit conteneurs en Australie. Elle en avait aussi expédié cinq aux États-Unis en juin, et attend encore des autorisations pour faire repartir 42 autres conteneurs vers les États-Unis, l’Australie et l’Allemagne, selon l’Agence France-Presse. Les pays développés envoient-ils les rejets de leur système de consommation et de production « illégalement » en Asie du Sud-Est ? Ont-ils surtout fermé les yeux sur la face cachée de leurs systèmes de tri ?

Pour évoquer les tenants et les aboutissants de cette crise régionale et mondiale complexe, RFI a interrogé Thibault Turchet, chargé des questions juridiques au sein de Zero Waste France, une association de défense de l’environnement membre du groupement mondial Global Alliance for Incinerator Alternatives (Gaia), qui a publié un rapport remarqué sur la question en avril 2019, après une longue enquête de terrain. Zero Waste plaide pour réduire et repenser le volume de nos déchets.

RFI : La France est « en attente d’informations » sur le contenu et la destination de deux conteneurs remplis d’ordures. Ils lui ont été renvoyés par les douanes d’Indonésie. Qu’est-ce qui se passe en Asie, en Indonésie, avec les déchets des pays développés ?

Thibault Turchet : Les Philippines, la Malaisie, l’Indonésie notamment, reçoivent des déchets qui auparavant étaient plutôt destinés à la Chine. En tout cas les flux ont largement augmenté vers ces pays qui ne sont pas préparés à un tel afflux de déchets souvent de médiocre qualité. Ils sont pris dans une brèche ouverte par la Chine et s’appuient sur des opinions publiques occidentales très sensibilisées, notamment sur la question du plastique et sur la responsabilité environnementale, pour alerter les autorités internationales et les pays occidentaux. Ils veulent recevoir moins de ces déchets de basse qualité.

Jeudi 1er août, au beau milieu de cette crise provoquée par la Chine, le géant français Veolia s’est félicité de bons résultats, et notamment de la croissance du marché du traitement des déchets toxiques en Afrique du Sud, au Moyen-Orient ou en Amérique latine. Le groupe louait la construction d’une usine de recyclage de plastiques PET pour Danone en Indonésie, justement. Plusieurs réalités cohabitent ?

Les groupes internationaux comme Veolia ont vocation, intérêt, à développer des filières légales de traitement des déchets dans des pays peu industrialisés. Ce sont aujourd’hui leurs gros marchés émergents et ces pays vont produire de plus en plus de déchets s’ils continuent d’augmenter leur consommation et leur production. Développer des usines de recyclage ; mais aussi des usines d’incinération ou encore des décharges contrôlées selon les techniques occidentales. Et en même temps, nos pays envoient des déchets dans des filières qui sont parfois légales, parfois assez contestables et gérées par des mafias, vraisemblablement. Effectivement, j’ai l’impression que deux filières cohabitent, et sans doute les groupes ne communiquent-ils que sur l’aspect « construction de filières locales » dans ces pays.

L’association Zero Waste France est partenaire d’un réseau mondial, le Gaia, qui a publié un rapport remarqué en avril sur la situation. Pourquoi ce rapport a-t-il tant retenu l’attention ?

Il documente quelque chose qu’on a du mal à voir de chez nous. Les déchets, on sait qu’on en exporte depuis longtemps, sauf que l’on ne visualise pas forcément les impacts très concrets que ça provoque. Avec les fédérations locales du Gaia, ce rapport met en lumière un certain nombre de pratiques de ce que deviennent les déchets sur place. En partie, ils sont triés à l’air libre par de petites mains – parfois vraisemblablement sous la coupe de mafias, encore une fois. Ces petites mains mettent de côté ce qui est encore valorisable et laissent parfois sur place ce qu’il ne l’est pas. Ça fait des décharges sauvages ou c’est brûlé à l’air libre. Voilà un impact très concret d’une partie des déchets que l’on exporte. Évidemment, on n’a pas encore toutes les informations. Il reste des zones d’ombre concernant ces exports. Mais petit à petit, le voile se lève sur l’aval du circuit.

Des médias français se mettent à écrire que des déchets qu’on pensait recyclés ne le sont pas forcément. C’est une vraie claque !

Globalement, les gens sont assez peu informés sur ce que deviennent leurs déchets. Ce sont des filières complexes, il y a un vrai travail de compréhension à mener. Souvent, on pense qu’un déchet trié est un déchet recyclé, ce n’est pas le cas. Certains déchets se recyclent bien, la bouteille en PET type soda par exemple. D’autres résines plastiques ne se recyclent pas ou très difficilement, comme les films plastiques ou les barquettes colorées pour l’instant. Les gens pensent de façon ingénue et légitime que si c’est mis dans une poubelle de tri en France, c’est recyclé. En réalité, ça part potentiellement en refus de tri et vraisemblablement, ça alimente les exports de déchets vers des pays moins regardants sur la qualité, pour des usages plus bas de gamme qui demandent plus de main-d’oeuvre. La France traite la grande majorité de ses déchets ; on a beaucoup d’usines d’incinération, de décharges, de centres de tri en France. Mais une partie part à l’étranger et ça interroge les usagers, les citoyens.

Papier à forte teneur en humidité, catégories de plastiques non recyclables, voire complètement toxiques… L’Asie ne renvoie pas uniquement des déchets à faible valeur ajoutée ; certains ne sont pas recyclables. La Chine a eu raison d’ouvrir le couvercle ?

Ça nous met face à nos propres incohérences et contradictions. Mais la Chine, sous couvert de politique environnementale, a surtout une industrie du recyclage à faire monter en gamme, avec une production de déchets qui augmente, liée à la hausse du niveau de vie des classes moyennes, qui vont consommer plus de choses en plastique, dans du papier, etc. Ce à quoi on assiste, c’est aussi une forme de protection et de développement de l’industrie chinoise, clairement. L’industrie du recyclage des déchets en France va devoir gérer autrement des refus de tri. En revanche, ça pénalisera relativement peu le traitement des déchets. Si c’est brûlé, ça ne change pas grand-chose à la vie d’un exploitant d’usine d’incinération. En caricaturant, on pourrait même dire que ça lui fera plus de travail.

Jusqu’ici, lorsqu’une entreprise américaine ou européenne exporte un déchet, ce dernier vient enrichir les statistiques mises en avant par ladite entreprise. Il est considéré comme recyclé ?

À tout le moins, il rentre dans les statistiques de « valorisation ». Juridiquement, ce terme diffère un peu, mais cela permet de doper les statistiques, oui. Le grand public ne fait pas forcément la différence entre valorisation et recyclage. Il y a deux types de relations commerciales, au fond. Les déchets à forte valeur s’échangent par exemple entre pays européens. La France vend des métaux à l’Allemagne pour son industrie, ce qui ne pose pas de problème environnemental particulier, même si les industries qui les utilisent derrière peuvent être polluantes, bien sûr. Ça, ce sont des relations commerciales équilibrées. Et puis, il y a donc les exports vers des pays moins industrialisés. Souvent des déchets assez mélangés, des « balles » relativement impures, qu’il faut à nouveau trier sur place. Même pour le papier, on n’envoie pas, en général, les matières à forte valeur ajoutée.

Le rapport du Gaia est construit de manière à choquer les consciences, à travers des portraits réalisés dans ces pays d’Asie du Sud-Est. Des familles vivent de ces déchets, au milieu de ces déchets. Certaines vies locales ont été bouleversées sur le plan économique, social, sanitaire, environnemental. Au-delà du drame, cette crise peut-elle, comme le Gaia l’écrit, constituer une « opportunité » ?

Il y a toujours des opportunités à tirer. Malheureusement, elles ne sont pas toujours tirées. Les associations sont en pointe pour rappeler que beaucoup de ces déchets pourraient être réduits à la source. On parle quand même d’emballage, de suremballage, de produits de consommation pas toujours utiles. Aujourd’hui, les grands muets sur le sujet, les personnes qui bénéficient d’une situation dont elles sont les premières responsables, ce sont les industries en amont : elles utilisent ces produits qui, ensuite, deviennent des déchets après consommation. Que ce soit l’industrie qui fabrique ces emballages, ou l’agroalimentaire qui les utilise, ou les supermarchés, tous continuent de bénéficier de ce « ronron » un peu scandaleux on va dire, tout en n’étant pas encore assez pointées du doigt dans leurs responsabilités, peut-être. Quelque part, l’industrie des déchets ne fait que gérer un problème qui existe déjà.

Quelles sont les autres préconisations portées par Zero Waste et le Gaia ?

Traiter les déchets selon un principe de proximité, c’est la réglementation, c’est à dire au moins sur le territoire national ; parler du suremballage, de mauvaises conceptions d’emballage. On essaie de faire bouger les filières, ce sont des rapports de forces compliqués. L’idée serait vraiment de sortir de cette crise avec des mesures fortes de réduction de l’usage des matériaux problématiques comme le plastique. Aujourd’hui, certaines résines ont des alternatives dans d’autres résines voire d’autres matériaux réutilisables. Et puis, il y a la question de la responsabilité environnementale des grands groupes, de l’écoparticipation. On défend ces positions. Prenez le soda : pourquoi ne pas revenir à la consigne sur du verre réemployé ? Ce qui paraît aujourd’hui anecdotique constitue de vraies solutions de long-terme pour demain. On n’aura pas du tout ce type de problème si on rebascule sur du verre pour les boissons. Eau en bouteille, capsules de café : il faudrait réduire autant que possible tous les déchets.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le principe du recyclage dans sa globalité ?

Fabriquer en boucle des bouteilles en plastique à partir de bouteilles déjà utilisées, cela ne fonctionne pas. On n’arrive à réintégrer qu’une petite partie, un quart à peu près, de matière secondaire issue du recyclage. Le reste, c’est du plastique vierge. On arrive aussi à faire des polaires ou d’autres objets, mais ça ne fonctionne pas à l’infini. Pareil pour les textiles : très compliqué de refaire du textile avec du textile exclusivement recyclé, sauf à n’utiliser que du coton mis de côté, ce qui coûte cher. Recycler du papier, ça ne fonctionne pas à l’infini non plus. À l’heure actuelle, il y a encore des grosses impasses économiques, mais surtout techniques. Donc, ne miser que sur le recyclage et les investissements dans cette filière pour résoudre la crise des déchets ne marchera pas. Aujourd’hui, le terme recyclage est bien connoté, et on croit qu’on peut continuer. Si on n’injecte pas un peu de sobriété dans la boucle, on n’arrivera pas à opérer une transition vers l’économie circulaire.

Derrière notre rapport au recyclage se pose la question de notre rapport au productivisme. Mais le recyclage doit être soutenu ?

Bien sûr. Une matière qui aujourd’hui est recyclée, on pourrait d’ailleurs plutôt dire « décyclée », elle échappe à une usine d’incinération ou à une décharge. C’est quand même un point important, c’est beaucoup mieux que rien ! Par contre, il faut connaître les limites de cette logique. Pour donner des débouchés aux plastiques recyclés, il faut produire des objets : des chaises de jardin, des bancs, des pulls, des pare-chocs de voitures, des biens où on peut le réintégrer. Pour recycler du papier, il faut continuer à produire des prospectus, toutes sortes de « flyers », de papiers inutiles. Une pomme se recycle, se composte, se mange à l’infini, oui. Mais les matériaux industriels, le bois, les textiles, le plastique, non. Ils sont souvent pollués. Certains plastiques, certains composés, dans les déchets électroniques, pour ne pas que votre aspirateur prenne feu par exemple, il y a un certain nombre de composés qui perturbent très fortement le recyclage. Comme on dit, leur meilleur déchet c’est celui qui n’existe pas.

Vous parlez de compost, de plastique dont on sait qu’il est dans le collimateur de l’UE. Vous parlez aussi de consigne, un principe discuté à l’occasion d’un projet de loi sur « l’économie circulaire », arrivé sur la table du Conseil des ministres français le 10 juillet dernier. La législation évolue-t-elle suffisamment ?

Le tri des déchets organiques par les foyers date d’une loi de 2015 et sera rendu obligatoire d’ici 2023 par le droit de l’UE. Les collectivités locales doivent offrir une solution de tri à la source : une collecte séparée en plus ou beaucoup de composteurs, solution plus adaptée aux campagnes. De vraies politiques publiques sont menées, des collectivités pionnières ou exemplaires arrivent à réduire de deux, voire trois, voire plus, la quantité de déchets résiduels non triés, incinérés ou envoyés en décharge. Les cartes sont déjà sur la table en grande partie, maintenant il nous faut de l’action. Les réglementations manquent pour contraindre les entreprises, les collectivités ne peuvent pas le faire. Les autorités doivent reprendre la main sur certaines filières. Si quelque chose doit bouger dans la conception des produits, il faut réglementer. On va suivre le débat parlementaire sur la loi anti-gaspillage, puis l’adoption des décrets d’application. On verra si ça permet d’aller plus loin et de recréer du rapport de force pour encadrer des pratiques qui, parfois, sont désastreuses au vu et au su de tout le monde. Prenez l’emballage de camembert : on y trois ou quatre éléments, du bois, du carton, des agrafes, du plastique. Ce n’est pas du tout recyclable, ça ne le sera sans doute jamais ; quelles règles on se fixe ?

rfi