L’opéra est un monde. Et le monde est un opéra. Pour la première fois, une exposition raconte comment les arts visuels ont révolutionné l’opéra, entre fusion et entrechoc, en Europe, mais aussi en Afrique : « Opéra Monde – la quête d’un art total », au Centre Pompidou-Metz.
Depuis l’ambition du « Gesamtkunstwerk » de Richard Wagner, l’opéra rêve d’une œuvre d’art totale. Longtemps considéré comme la forme suprême de l’art, l’opéra suscite depuis toujours aussi d’innombrables vocations chez les créateurs d’arts visuels. Opéra Mondeprésente une sélection très pertinente d’œuvres où les arts visuels ont bousculé le monde de l’opéra. De Diaghilev à Cogitore.
Dans l’exposition, Natalia Gontcharova ouvre le bal. En 1914, la créatrice russe révolutionne la théorie scénique de l’opéra avec son décor indépendant de l’œuvre Coq d’or. Cette première production des Ballets russes en rupture avec le naturalisme ouvre la voie pour le succès mondial de la compagnie de Diaghilev.
L’enrichissement mutuel entre l’opéra et les arts visuels
En parcourant un siècle de création, Opéra Monde arrive à transmettre l’ampleur de cet enrichissement mutuel entre l’opéra et les arts visuels. De plus en plus, ces derniers affichent clairement leur ambition à être traité d’égal à égal avec l’opéra. Et parfois, les artistes visuels donnent même l’impression de vouloir prendre le pouvoir dans ce haut lieu de la magie sonore.
En 1924, le touche-à-tout Arnold Schönberg bouleverse à l’opéra de Vienne pas seulement les hiérarchies de la musique, mais aussi de l’opéra. Dans La Main heureuse, où il signe à la fois la scénographie et la composition musicale, son fameux « crescendo de couleurs » donne aux images la même importance qu’à l’art musical.
La mort et la mutation de l’opéra
Souvent déclaré mort par les intellectuels et compositeurs de renom, d’Adorno jusqu’à Pierre Boulez, l’opéra a réussi non pas seulement à survivre, mais de rester un art au centre de la création, malgré toutes les évolutions de la société et la technologie.
Ces deux dernières décennies, l’opéra a continué à être un lieu de rencontres artistiques et d’interdisciplinarité. Parmi les exploits à citer : en 1994, au théâtre des Amandiers de Nanterre, le plasticien américain James Turrell bouleverse les codes de l’opéra. Grâce à ses environnements lumineux, il fait muter l’espace scénographique de l’opéra To Be Sung de Pascal Dusapin en une installation « lumino-sonore » opératique.
Repousser les limites de l’œuvre d’art totale
En 2005, le vidéaste américain Bill Viola marque l’histoire de l’Opéra de Paris en créant des états psychiques et émotionnels chez les spectateurs de Tristan et Isolde de Wagner, mis en scène par Peter Sellars. « Les images en mouvement vivent dans un domaine qui se situe quelque part entre l’urgence temporelle de la musique et la certitude matérielle de la peinture ».
En 2011, c’est à l’actionniste viennois Hermann Nitsch de repousser les limites de l’œuvre d’art totale. À la Bayerische Staatsoper de Munich, son Théâtre des Orgies et Mystères impose ses visions trempées de sang et des cinq sens au Saint François d’Assise de Messiaen, sur une scène transformée en temple de la synesthésie.
L’opéra, les arts et l’Afrique
L’un des grands mérites de l’exposition consiste à dépasser l’horizon européen en donnant la voix à deux créations qui ouvrent le territoire et l’utopie de l’opéra vers l’Afrique : la plasticienne afro-américaine Kara Walker projette l’histoire de l’opéra de Bellini, Norma, dans un pays africain colonisé par les Européens à la fin du XIXe siècle. Et il y a l’aventure de Christophe Schlingensief avec son initiative utopique de dépasser à la fois la conception traditionnelle de l’opéra et le discours post-colonial sur la culture. Avant de décéder en 2010, il a créé au Burkina Faso, à quarante kilomètres de Ouagadougou, avec l’architecte burkinabè Francis Kéré un village-opéra réunissant à la fois un théâtre, une école et un centre de santé, parce que pour lui, le cri d’un bébé était un opéra.
Cinq questions à Emma Lavigne, directrice du Centre Pompidou-Metz, sur Opéra Monde
RFI : Quand on parle de « la quête d’un art total », parle-t-on de la même chose dans les arts visuels et dans l’opéra ?
Emma Lavigne : Il ne peut que s’agir d’une quête de l’art total. C’est toujours un désir inassouvi, celui dont on a hérité depuis le romantisme et depuis la pensée de Richard Wagner. Peut-être, on devrait remplacer ce mot de « œuvre d’art totale » ou de « quête d’art total » par ce désir de synesthésie [phénomène neurologique où deux ou plusieurs sens sont associés, ndlr], de résonance entre le visuel et de ce qu’on entend, le sonore, le musical. Cela intéresse beaucoup d’artistes dans le champ de l’art contemporain. Dans cette quête d’un art total, l’opéra permet justement de sortir de l’espace bidimensionnel d’une toile pour convoquer quelque chose de beaucoup plus lié à l’immersion, à une perception multi-sensorielle de la création. C’est un des enjeux de cette exposition : de montrer l’opéra comme une œuvre ouverte où finalement tout est possible. Dans la façon dont l’opéra est traversé par un désir de liberté, il devient un espace d’une créativité absolument sans limites pour de nombreux artistes.
À l’entrée, c’est King Kong qui nous accueille. En quoi King Kong est emblématique pour cette quête, pour cette relation entre les arts visuels et l’opéra ?
Ce King Kong d’onze mètres de long est un élément du décor imaginé par Malgorzata Szczesniak pour L’Affaire Macropoulos, l’opéra de Leos Janacek, mis en scène par Krzysztof Warlikowski. C’est un fragment énorme, une montagne, un King Kong gigantesque qui accueille les visiteurs. Cela montre que l’opéra est à la fois le lieu du spectaculaire, mais aussi un lieu qui est poreux à l’art, à la création, aux influences du cinéma. C’est cet imaginaire débridé qu’on a voulu présenter au public qui arrive à l’entrée du Centre-Pompidou-Metz.
Vous présentez beaucoup d’œuvres comme Nora, La Flûte enchantée ou The Rake’s Progress, mais au cœur d’Opéra Monde se trouvent surtout les créateurs. Comment ont-ils révolutionné la relation entre les arts visuels et l’opéra ?
Arnold Schönberg, par exemple, est à la fois un compositeur et un peintre. On connaît ses œuvres complètement visionnaires, habitées par une sensibilité totalement exacerbée. Chez lui, le visuel et le sonore sont des formes qui doivent être réinventées. Il invente le dodécaphonisme. Il est aussi très inspiré par les expériences dans le champ de l’abstraction dans la peinture. Schönberg est l’un de ces artistes qui ont cette capacité à réinventer l’opéra et ce dialogue entre l’art et la musique, vu que lui est justement à la jonction entre ces deux formes.
Romeo Castellucci est encore un exemple différent. Chez lui, il y a quelque chose où finalement le scénographe, le metteur en scène prend la place de l’artiste. Il invente des tableaux, des mises en scène qui ont une force plastique et onirique absolument extraordinaire.
Dans le cas de Bob Wilson et Philip Glass, leur opéra de cinq heures, Einstein On The Beach, est extraordinaire. C’est presque une œuvre collective. D’habitude, le compositeur crée la musique et – dans un second temps – demande à l’artiste d’imaginer un décor. Là, cela s’est passé à l’inverse. Bob Wilson a réalisé des dessins préparatoires sur la vie d’Einstein qui forment ensuite le fameux storyboard. Philip Glass a mis ces dessins sur son pupitre de piano et il s’est mis à improviser. Donc, on part de l’espace pictural pour inventer un espace musical. Ensuite, tous les deux, Bob Wilson et Philip Glass, ont invité Andrew de Croat et Lucinda Childs à venir créer la chorégraphie de cet opéra.
Dans le cas du compositeur Pascal Dusapin et de l’artiste-plasticien James Turrel, To Be Sung, ils réfutent l’idée d’une synthèse des arts, d’une œuvre d’art totale. Ils ont travaillé dans une forme d’indépendance. Ce que John Cage et Merce Cunningham nommaient « la poétique de la simultanéité ». Donc, la forme de l’œuvre d’art totale ne recherche pas forcément l’intégration de tous les arts, mais une mise en correspondance très puissante qui puisse faire de l’opéra une expérience inédite qui va au-delà de la contemplation d’une œuvre plastique ou au-delà de l’écoute d’une pièce musicale.
Dans cet Opéra Monde ouvert vers d’autres mondes, vers d’autres histoires, on découvre notamment le travail d’une plasticienne afro-américaine. Qui est Kara Walker ?
On voulait montrer combien l’opéra n’était pas un monde clos. Au contraire, c’est une forme ouverte à la façon dont les artistes contemporains viennent revisiter l’opéra pour en faire un nouvel outil de prise de conscience sociale. Pour Norma, Kara Walker vient transposer cet opéra dans un pays africain marqué par la destruction culturelle provoquée par le colonialisme. Ces grands récits de l’opéra continuent à susciter un imaginaire qui s’inscrit au présent.
L’autre exemple pour cet autre monde est le travail de Christoph Schlingensief. Son village opéra au Burkina Faso, est-ce aussi une manière de dire que l’avenir de l’opéra se jouera en Afrique ?
Il y a ce film extraordinaire de Werner Herzog, Fitzcarraldo, joué par Klaus Kinski, ce projet de construire un opéra en pleine Amazonie. Ce désir est immense, mais, dans la réalité, on ne doit pas imposer notre modèle occidental de l’opéra. En effet, certains metteurs en scène et artistes, notamment en Afrique, ont un apport extraordinaire pour renouveler le genre de l’opéra, de le sortir d’un répertoire peut être « convenu ». C’est vraiment cette ouverture à d’autres artistes de la scène artistique globale, que l’on a voulu mettre en scène dans cette exposition. Et au même titre que Christoph Schlingensief et son village opéra au Burkina Faso, on peut parler de Clément Cogitore, avec son projet de mise en scène des Indes galantes qui aura lieu en septembre 2019 à l’opéra de Paris. Il fait entrer par irruption des danseurs de Krump, d’un monde complètement éloigné des codes de l’opéra classique.