«Le manque d’eau potable est une cause majeure des déplacements forcés»

«Le manque d'eau potable est une cause majeure des déplacements forcés»

De l’Ukraine au Yémen, en passant par le Sahel ou l’Afrique centrale, l’enjeu de l’accès à l’eau potable est une constante des pays en guerre. Et pour certains d’entre eux, le réchauffement climatique ne fait qu’aggraver les tensions, quand il n’en est pas la cause. Entretien avec Guillaume Pierrehumbert, chef de l’unité Eau au Comité international de la Croix-Rouge, rencontré en marge du Forum mondial de l’eau qui se tient à Dakar cette semaine.

Propos recueillis par notre envoyé spécial à Dakar,

RFI : En Ukraine, les habitants de certaines grandes villes comme Marioupol manquent cruellement d’eau potable après la destruction de leur système d’approvisionnement, stations de pompage, réservoirs, usines d’assainissement… L’eau est-elle une arme de guerre ?

Guillaume Pierrehumbert : Oui, la restriction de l’accès à l’eau est une tactique de guerre. Cela a un impact énorme sur les populations. En Ukraine, où le CICR [Comité international de la Croix-Rouge] agit depuis une dizaine d’années puisque le conflit n’est pas nouveau, les conditions auxquelles les civils sont confrontés dans plusieurs villes deviennent de plus en plus désastreuses. Il est encore difficile d’avoir une vue claire de la situation humanitaire sur place. Mais notre équipe à Marioupol a décrit la situation dans la ville comme apocalyptique. Les gens vivent sans eau, mais aussi sans nourriture, sans chauffage, sans électricité. Ils ont un besoin très urgent de répit face à la violence et d’aide humanitaire.

L’impact que je vois pour l’eau, dans cette guerre urbaine, sera un impact à la fois immédiat et sur le long terme. Le fait d’endommager des installations d’approvisionnement en eau, de traitement des eaux usées ou d’alimentation en électricité ou en gaz entraîne des effets néfastes sur la santé de populations déjà très vulnérables. Le manque d’eau potable est une cause majeure des déplacements forcés, en Ukraine ou ailleurs. Les attaques ne doivent pas être dirigées contre des biens de caractère civil. Les infrastructures essentielles doivent être épargnées, dont les systèmes d’eau, car elles approvisionnent les habitations, les écoles, les hôpitaux. C’est vital.

Les problèmes d’accès à l’eau potable sont également critiques dans les autres conflits en cours dans le monde, au Yémen notamment…

En effet, la situation au Yémen reste dramatique. C’est le pays qui subit la plus grave crise humanitaire aujourd’hui. On y a vu la détérioration du niveau de services la plus rapide. D’habitude, cela prend plusieurs années à cause des impacts indirects, comme avec le départ des opérateurs, des ingénieurs, mais aussi l’interruption des chaînes d’approvisionnement de produits comme le chlore. 18 millions de personnes n’ont pas accès à l’eau potable actuellement. Mais ce n’est pas tout puisque cette détérioration fait courir un risque plus accru pour la santé des populations. Et dans le cas du Yémen, on est passé d’une situation normale à une autre où toute la population est exposée au choléra. La plus grave épidémie a débuté fin 2016 : 2,5 millions de Yéménites l’ont attrapé et 4000 en sont morts.

Vous êtes-vous rendu sur l’un de ces terrains, et que pouvez-vous témoigner des différentes réalités concrètes d’accès à l’eau ?

En Afrique, j’ai notamment travaillé au Nigeria en 2017. La communauté commençait à réaliser qu’il y avait une crise humanitaire majeure [causée entre autres par les actions menées par le groupe Boko Haram, au nord du pays]. Dans la ville de Maiduguri en particulier, où il y avait près d’un million de personnes. Ces gens étaient totalement démunis. J’ai visité ces camps, j’ai vu des gens qui mourraient de faim et de soif. Le CICR fut l’une des premières sur place, mais nous n’avons pas réussi à affronter cette tache incommensurable et beaucoup de gens sont morts. On reste sur une situation tendue où beaucoup de gens dépendent à 100% d’une aide humanitaire alors que sur des crises de ce genre-là, on pourrait s’attendre à ce que les gens retrouvent une autonomie.

Je voudrais aussi évoquer le cas assez particulier de Goma, en RDC. Comme Maiduguri, c’est une ville qui vit des afflux de déplacés importants, depuis longtemps : pour Goma, cela a débuté à l’époque du génocide au Rwanda et cela n’arrête pas. Donc on se retrouve avec des villes qui grossissent très vite sans les infrastructures adéquates. On atteint un stade critique puisque, selon nos estimations, on pourrait avoir entre 300 000 et 500 000 personnes sans accès à l’eau via un système centralisé comme on devrait avoir dans une ville comme Goma. Là encore, cela va représenter un risque extrême en terme d’épidémies, comme le choléra.

La durée des conflits s’est-elle allongée ?

Oui, ils n’ont plus de fin. Si l’on regarde les 15 plus grosses opérations du CICR – Afghanistan, Irak, Sud-Soudan, etc. -, nous sommes présents dans ces pays depuis plus de 40 ans. Malheureusement, le financement nécessaire pour couvrir les besoins de ces crises stagne, voire régresse. On a moins d’argent, donc il faut, sur des crises d’une telle durée, changer de mode de fonctionnement et ne plus se contenter de la traditionnelle urgence humanitaire. Ce n’est qu’un pansement sur une énorme blessure et il faut pouvoir la guérir. Il faut amener des solutions durables aux populations qui souffrent de ces conflits.

Par exemple ?

Pour revenir à Goma, on prévoit un grand risque épidémique. Il faut donc amener une réponse préventive. Il faut essayer de construire des infrastructures pour le limiter. On sait qu’investir dans la prévention coûte moins cher que de répondre à une crise et en plus on sauve des vies. Mais ça veut dire qu’il faut voir plus gros, plus systémique : ce n’est pas juste l’infrastructure d’assainissement des eaux, il faut mettre en place des opérateurs, des autorités capables de gérer ces systèmes sur la durée. Un défi beaucoup plus grand que ce qu’on fait d’habitude.

Qui doit ou peut endosser cette charge : les États, les organisations comme le CICR, les agences de développement… ?

C’est un effort conjoint car aucune de ces composantes n’a la capacité de le faire seule. Donc il faut viser des partenariats, qui sont la réponse aux crises d’aujourd’hui. Avec les acteurs locaux parce qu’à la fin, c’est eux qui assureront la pérennité mais aussi avec les agences de développement qui ont un savoir-faire sur un certain nombre de ces mesures qu’il faut prendre que les humanitaires n’ont pas.

L’autre grand danger pour l’accès à l’eau potable ou douce, c’est le changement climatique. Mais il arrive que guerre et climat soient liés. Selon vos chiffres, les 25 États jugés les plus vulnérables et les moins prêts à s’adapter au changement climatique, 14 sont enlisés dans des conflits. D’abord, l’eau a-t-elle déjà été, dans l’histoire récente, un casus belli, un motif direct de déclenchement d’un conflit ?

Oui, l’eau a pu être le déclencheur d’un conflit mais c’est rarement le seul. C’est plus souvent une combinaison de facteurs. Et l’eau est aussi une source de paix quand les communautés sont intégrées à ces solutions et quand l’on renforce les services essentiels, dont l’approvisionnement en eau.

Prenons le cas du Sahel où l’accès à l’eau est une contrainte énorme, notamment à cause du changement climatique, pour les populations qu’elles soient nomades ou sédentaires. Elles dépendent des ressources en eau pour leurs besoins domestiques ou pour leurs moyens de survie, l’élevage ou l’agriculture. On voit une diminution de ces ressources, une population qui croit et l’on se retrouve avec des conflits d’usage autour des mêmes puits, des mêmes points d’eau. Cela crée des tensions qui dégénèrent parfois en conflits intercommunautaires qui ont fait des ravages ces dernières années.

On connait l’action du CICR dans les pays en guerre frontale. Moins le rôle qu’il joue dans ces zones où les problèmes semblent plus diffus, plus larvés. Quelles sont vos actions en Afrique de l’Ouest ?
On intervient dans pratiquement tous les pays du Sahel actuellement, principalement en soutien aux populations touchées par le manque d’accès à l’eau : les communautés pastorales, les agriculteurs et qui ressentent les effets combinés du réchauffement climatique et des conflits. Au Burkina Faso, plus d’1,5 million de personnes ont été déplacées à cause du conflit. Le CICR essaie de travailler dans le nord qui est le plus touché par ces déplacements. Il essaie par exemple de réhabiliter des forages afin que les populations ne se sentent pas forcées de bouger de leur lieu de vie ; au Niger, il y a la zone de Diffa qui a été énormément affectée par le conflit autour du lac Tchad. Là encore, le CICR travaille, depuis 2017, avec les autorités nigériennes, les acteurs de développement comme la coopération luxembourgeoise pour développer les infrastructures. On poursuit les travaux sur les infrastructures parce que ça demande un effort sur la durée pour s’assurer que ces systèmes fonctionnent.

S’il a le mérite d’exister, on reproche beaucoup à ce Forum mondial de l’eau, organisé par les entreprises, son manque de portage politique pour que des mesures efficaces soient prises. On attend surtout que les Nations Unies reprennent la charge de ce sujet. Qu’en pensez-vous, en tant qu’organisation humanitaire ?

Il est vrai que le Forum mondial de l’eau n’est peut-être pas le plus décisif au niveau politique. Mais c’est un forum important, en particulier cette année puisqu’il se déroule à Dakar, au Sahel. C’est aussi un endroit où l’on peut porter des plaidoyers, passer des messages.

Et quel est celui du CICR ?

Il y en a trois. Le premier, c’est de respecter le droit international humanitaire afin de protéger les systèmes d’approvisionnement en eau et leurs personnels. L’Ukraine est un bon exemple. Nos équipes n’ont pas toute la latitude pour opérer. Le deuxième, c’est de construire des partenariats efficaces avec tous les acteurs possibles. Le troisième, c’est de renforcer l’action contre le changement climatique dans les zones de conflits.

RFI