Lorsque les travaux gigantesques entrepris par l’État à Keur-Massar et ailleurs en banlieue seront terminés, les inondations ne seront certainement plus qu’un mauvais souvenir. La vie va reprendre, mais différemment, car quelque chose va rester ancrée chez les populations : le choc psychologique subi par ceux-là qui ont tout perdu. Se refaire risque d’être difficile pour eux. L’Observateur est allé à leur rencontre .
Il est des chocs dont on se relève difficilement. Tant vous êtes affectés, bouleversés au point de perdre espoir qu’un jour, ce choc sera un lointain et mauvais souvenir. A Keur-Massar, derrière l’activité fiévreuse des machines déployées par les Sapeurs-Pompiers dans le cadre du plan Orsec pour libérer les maisons envahies par les eaux, se joue un autre drame, celui du choc psychologique. Aussi bien à l’Unité 14 première étape de notre randonnée pour jauger l’état psychologique des populations, qu’à l’unité 16 et dans les autres localités, l’envahissement des maisons et des rues par les eaux de pluie qui ont tout englouti, a installé la frustration, la peur, le traumatisme, le découragement dans les familles.
«Des chefs de famille ont sombré dans la dépression, d’autres sont morts de stress»
Défiés par les eaux stagnantes devenues noirâtres et nauséabondes au fil du temps et qui s’étalent sur de vastes étendues, les habitants des Parcelles Assainies de Malika, Keur-Massar et des nouvelles cités vivent le stress au quotidien avec des conséquences qui peuvent être dramatiques. Certains, d’un état psychologique fragile, n’ont pu tenir longtemps, selon Diaguily Diallo, le délégué de l’Unité 14 et président des délégués de quartier des Parcelles Assainies de Malika. Il témoigne : «Certains parmi les chefs de famille qui ont vu leur maison et tout le matériel englouti dans les eaux n’ont pas tenu, ils sont devenus dépressifs, alors que d’autres sont carrément passés de l’autre côté; ils sont morts. Je pèse bien mes mots, j’en connais beaucoup qui ont perdu la raison et d’autres qui sont morts de stress.» Selon Diaguily Diallo, pour ceux-là qui n’ont pu tenir c’est juste parce que leur rêve de jouir d’une retraite paisible s’est brusquement… noyé dans les eaux. «Et ce n’est pas par leur faute», précise le septuagénaire dont seul le drapeau qui flotte au-dessus de sa maison rappelle encore son statut de délégué de quartier. Dans un passé récent, avant que les inondations ne l’obligent à tout abandonner, sa maison enregistrait au quotidien un défilé incessant d’habitants venus chercher qui un certificat de domicile qui pour discuter d’un problème du quartier. Tout cela a brusquement pris fin avec les inondations. De sa maison R+1 entourée par les eaux, seul l’étage a été épargné : «Mes enfants se sont réfugiés à l’étage pour veiller sur la maison, de peur que des malfaiteurs n’emportent les portes et les fenêtres mais au rez-de-chaussée tout est prisonnier des eaux, il faut patauger. Tous les jours, mes fils qui sont de grands enfants pataugent dans les eaux qui leur arrivent jusqu’au bassin pour aller chercher le repas du midi ou le dîner », confie Diaguily Diallo qui a pu trouver refuge au domicile de sa seconde épouse située non loin dans une zone relativement épargnée par les inondations. Sa première épouse occupait la maison aujourd’hui inondée, il a fini par se résoudre à l’envoyer à Ngaye, sa ville d’origine : «Elle est retournée là-bas chez sa fille, c’est dire que ma famille s’est disloquée avec les inondations, c’est vous dire que je vis en permanence avec le stress.»
«A mon âge, j’ai peur de mourir et que mes funérailles soient organisées dans les eaux stagnantes»
Au cours de la visite guidée à l’Unité 14, Diaguily Diallo étalant malgré son âge (70 ans), ses talents d’équilibriste pour ne pas chuter dans les eaux sur un chemin constitué de briques posées à même le sol, voit une de ses chaussures tomber dans les eaux. Lorsqu’il se penche pour la récupérer, l’air ému, après un grand souffle, il se lâche sur le ton de la confidence. «A mon âge, je pense souvent à la mort. L’autre soir, je confiais à ma seconde épouse mes craintes si cela arrivait pendant l’hivernage. La maison que j’ai construite à la sueur de mon front et où j’espérais passer une retraite paisible est remplie d’eau, pour y accéder il faut patauger dans cette eau noirâtre et nauséabonde avec des risques de chuter ou de croiser un rampant, si ma mort survenait aujourd’hui dans cette situation, comment mes funérailles seraient-elles organisées. Peut-être ailleurs et cela, je ne l’ai jamais souhaité.»
El Hadji Pape Fall, ex-docker professionnel : «Cela fait 21 jours que je reste éveillé toute la nuit»
Sa vie n’a jamais été un long fleuve tranquille. Il a trimé fort pour cotiser à la SN HLM et bénéficier d’un terrain à usage d’habitation situé aux Parcelles Assainies de Malika, terrain sur lequel il a construit sa maison. Hélas, quand il a rejoint la maison avec sa famille, la pluie et les inondations sont venues tout chambouler. A 72 ans, El hadji Pape Fall qui, à l’instar des vieux de son âge, espérait couler des jours heureux pour une retraite paisible, est retourné à la case départ : Aujourd’hui, il est locataire et s’entasse avec sa famille dans un «deux pièces». Sa maison est sous les eaux avec tous ses bagages : «J’ai tout perdu, tout est dans les eaux, les lits, les armoires, même le matériel de cuisine», confie Pape Fall. Avant-hier samedi, il est encore revenu à l’Unité 14 où les eaux stagnantes devenues noirâtres, comme pour défier les populations s’étendent à perte de vue. De l’index, l’ex-docker professionnel désigne sa maison dressée immobile dans les eaux : «Elle est là-bas, ce sont les enfants qui y vont en nageant dans les eaux et qui m’apportent des nouvelles. La dernière fois, ils m’ont dit que ce qui reste de la dalle s’est effondrée, le matériel resté dans les eaux n’est plus récupérable. Tout est perdu. A 72 ans, il n’est plus possible pour moi d’obtenir une autre maison, je n’ai pas de garçons, Dieu a fait que je n’ai que des filles.»
«Ce jour où j’ai eu mal, très mal en pensant que je vais tout perdre»
Aujourd’hui, dans le désarroi, l’ex-docker pense qu’il est au bord de la rupture. Et cela a commencé depuis ce jour où, debout dans la cour de sa maison, il a longtemps lutté contre l’envahissement de sa maison par les eaux avant d’abdiquer. «J’étais là, torse nu tentant de vider les eaux en cassant un pan d’un mur pour lui trouver un passage mais l’eau venait de partout et le niveau continuait de monter jusqu’à arriver à hauteur de mon bassin j’ai compris qu’il n’y avait plus rien à faire. J’ai alors eu très mal en pensant que je vais devoir abandonner ma maison, je n’ai jamais éprouvé un tel désarroi», se souvient El hadji Pape Fall qui confie que l’image de sa maison envahie par les eaux lui revient toujours la nuit. «Cette image et le fait que je n’ai aucun espoir d’avoir une autre maison font que je suis resté maintenant vingt-et-un jours sans fermer l’œil la nuit. Je sais que c’est mauvais pour ma santé, mais je n’y peux rien, je n’arrive plus à dormir la nuit.»
Fousseyni Danfakha : «Je prends désormais des antidépresseurs pour dormir»
Originaire de Niarry Tally à Dakar, Fousseyni Danfakha n’a jamais connu les inondations, il les vivait de loin, juste des images à la télé. Et à cette occasion, il ne manquait jamais de pointer un doigt accusateur sur ceux-là qui sont allés construire une maison dans des zones marécageuses : «Je disais toujours qu’ils sont fautifs». Hélas il était loin de se douter qu’il allait vivre cette situation lorsqu’après avoir cotisé sou par sou à la Sn Hlm, un terrain lui a été attribué à l’Unité 3 des Parcelles Assainies de Keur-Massar Rufisque 1. En 2020 après qu’il a fini de s’installer dans sa maison, il en sera « chassé » par les eaux : «En 2020, j’ai fait la dernière couche de peinture au mois de juin et je suis venu aménager avec ma famille dans cette maison. On tenait enfin notre maison, un havre de paix», avait jubilé à l’époque Fousseyni Danfakha. Hélas, trois mois plus tard, en septembre 2020, il est évacué avec sa famille à bord d’un Zodiac : «Toute ma famille était traumatisée et on en garde encore les séquelles », confie Danfakha qui reviendra quelques mois plus tard, après l’hivernage pour procéder à des réparations avant d’aménager à nouveau avec sa famille. Cette année, pris encore au piège des inondations dans une maison ceinturée par les eaux, Danfakha a préféré continuer d’y vivre. Un choix qui a impacté sa vie : «Toute cette eau qui m’entoure je ne peux ni la boire (Sic!) ni la faire évacuer, l’eau m’a rendu nerveux», crie de colère Fousseyni qui, presque gêné pour avoir élevé la voix, s’excuse : » Mes enfants se sont réunis un jour dans le salon pour se pencher sur mon cas. Ils ont constaté que je suis devenu trop nerveux et ils ont chargé mon épouse, leur maman de m’en parler. Et lorsque cette dernière m’a fait part de la préoccupation des enfants, je lui ai dit que toute cette eau qui m’entoure et qui m’empêche de vaquer tranquillement à mes occupations me rend nerveux. Je ne peux rien faire, sinon regarder cette eau et depuis, je prends toutes les nuits des calmants (antidépresseurs) pour pouvoir dormir, il m’arrive même d’en prendre et de rester éveillé. Tenez hier vendredi, lorsque dans la nuit, le vent a commencé à souffler, je n’ai pas dormi. C’est très dur d’avoir acheté un terrain vendu par la Snhlm, de contracter des prêts pour construire et à l’arrivée, vivre dans cette situation de stress permanent entourée par cette eau, c’est injuste et dangereux pour nos familles.»
Abdoul Aziz Guéye : «Mon épouse est traumatisée, elle ne veut plus revenir ici à Keur-Massar qui réveille en elle trop de mauvais souvenirs»
Son flegme devant tant d’épreuves que lui ont imposées les inondations, peut surprendre. Pourtant ce fonctionnaire fait face à un terrible dilemme. Son épouse traumatisée par les inondations du mois de septembre 2000 ne veut plus revenir à Keur-Massar, habiter à nouveau dans la maison que le couple a construite à la suite de moult sacrifices. Même lorsque tout cela sera terminé et que les inondations seront « vaincues », elle n’envisage pas remettre les pieds un jour à Keur-Massar, où elle a vécu les pires moments de sa vie avec les inondations «Mon épouse n’arrive pas à oublier, elle est traumatisée, elle ne veut plus revenir vivre ici, Keur Massar réveille en elle trop de mauvais souvenirs», témoigne ce fonctionnaire qui se désole de cette situation imposée par les inondations. «C’est une situation traumatisante, mes enfants et mon épouse vivent maintenant ailleurs chez d’autres, nous sommes séparés les uns les autres et pour les enfants, c’est très traumatisant, nous pouvons rester deux à trois jours sans nous voir, alors que ce n’était pas dans nos habitudes, nous vivions en famille ». Un choc dur à supporter pour Abdoul Aziz Guéye et sa famille qui ont tout perdu : «Tout a été englouti par les eaux, dont une machine de lavage, seule la voiture a pu être récupérée, mais elle était dans un état tel que nous l’avons bazardée.»
Aly Bâ : La vie de l’enseignant dont la mère, les sœurs, l’épouse et les enfants sont coincés dans les eaux depuis 22 jours
Son cas émeut à l’unité 3 Keur-Massar et semble avoir échappé aux autorités. En effet, l’air enthousiaste pendant tout le temps qu’a duré notre visite dans les zones inondées de Keur-Massar, l’enseignant Aly Bâ a fini par craquer au moment de relater la situation que vit sa famille prise en «otage» depuis 22 jours dans une maison entourée par les eaux stagnantes. Sa gorge nouée et ses yeux larmoyants ont fini par avoir raison de l’entretien que L’Obs a finalement décidé d’interrompre. Nous vous en restituons un morceau (l’entretien a eu lieu en face de la vaste étendue d’eau au milieu de laquelle se dresse sa maison où sa famille vit repliée sur elle sans aucune possibilité de sortir).
« C’est arrivé lors de la forte pluie du 14 août dernier, le niveau de l’eau a subitement monté et ma maison s’est retrouvée au milieu d’une vaste étendue d’eau, quand la pluie a cessé, nous avons vu qu’on ne pouvait plus sortir de la maison, toute la famille s’est réfugiée à l’étage. Cela fait maintenant plus de vingt jours (22 jours exactement, l’entretien a eu lieu avant hier samedi 4 septembre) que toute la famille est coincée à l’intérieur de la maison, je suis le seul à pouvoir sortir du fait du niveau très élevé des eaux. Je sors pour faire les achats avant de revenir presque à la nage. Ma maman d’un âge avancé vit à l’intérieur avec ma femme, ma fille, l’épouse de mon petit frère, ma grande sœur. Les voir dans cette situation sans pouvoir réagir me fait très mal, je me pose énormément de questions, déjà si j’avais les moyens, j’allais les sortir de cette situation, c’est terrible. Elle a des conséquences sur la cohabitation dans la maison, tout le monde est devenu très nerveux , il y a toujours des disputes, les gens sont désemparés, il y a la confusion dans la maison, la communication entre les membres de la famille passe très mal, parce que c’est difficile de rester coincé comme cela sans pouvoir sortir, cela a engendré des conséquences terribles dans nos relations, sans compter la peur de voir le bâtiment s’effondrer du jour au lendemain du fait de l’infiltration des murs par les eaux. Ma mère a voulu quitter, mais elle a peur, elle dit qu’elle a des vertiges quand elle entre dans les eaux, nous avons alerté les sapeurs-pompiers, mais jusque-là, on attend. Avec l’extérieur on communique au téléphone et souvent, quand je dois sortir, les membres de la famille me remettent un bout de papier sur lequel est griffonné tout ce dont ils ont besoin ou alors au retour, je les appelle pour leur demander ce qu’ils veulent. La nuit on entend souvent des gens nager dans les eaux pour aller cambrioler les maisons abandonnées. Ils emportent téléviseurs, bagages, matériel que les propriétaires n’ont pu amener avec eux. C’est très inquiétant car il y a également des rampants.»
ALASSANE HANNE