Le secrétaire d’État américain a prononcé un discours inédit, lundi 6 mai 2019, en Finlande. Depuis la Laponie, où il participera mardi à la grand-messe du Conseil de l’Arctique, Mike Pompeo a transformé cette organisation de coopération, qui réunit les pays frontaliers du pôle Nord et ses populations autochtones, en tribune pour accuser la Russie et la Chine de vouloir privatiser l’accès à la région, de plus en plus stratégique avec la fonte des glaces. Il promet une présence accrue des États-Unis.
De notre envoyé spécial à Rovaniemi,
Lorsque la diplomatie américaine a annoncé, seulement quelques jours avant l’ouverture du 11e rendez-vous ministériel bisannuel du Conseil de l’Arctique en Laponie, que le secrétaire d’État Mike Pompeo prononcerait un discours solennel à cette occasion, sur place les organisateurs semblaient quelque peu pris de court par cette annonce. « C’est sans précédent », confiait un membre de l’équipe finlandaise, sur le point de remettre la présidence tournante de ce paisible forum intergouvernemental à l’Islande pour deux ans.
Après le discours – une lourde charge contre la Russie et la Chine -, chacun semble désormais prostré, dans cet espace traditionnellement amical et feutré. « Pendant ses vingt premières années, le Conseil de l’Arctique a pu se payer le luxe de se concentrer presque exclusivement sur la coopération scientifique, les questions culturelles ou la recherche environnementale concernant des événements qui pourraient, ou non, se produire dans 100 ans. Plus maintenant », vient en effet de décréter le chef de la diplomatie américaine.
Un propos particulièrement alarmiste : « Courage et partenariat, c’est ce dont la région a besoin, surtout aujourd’hui, selon Mike Pompeo. Jusqu’ici, le Conseil de l’Arctique a fait son travail, mais nous sommes confrontés à une nouvelle ère de défis et le moment est venu d’accroître la vigilance. Nous devons nous tenir mutuellement responsables, et nous ne devons pas laisser ce forum être victime de subversion d’États arctiques ou non. » Les délégations chinoise et russe, deux pays cités au préalable, auront apprécié.
« Ces voies pourraient devenir les canaux de Suez et de Panama du XXIe siècle »
Le propos liminaire, un hommage aux relations américano-finlandaises vieilles d’un siècle, agrémenté d’une petite anecdote sympathique sur le voyage d’Eleanor Roosevelt dans ce pays en 1950, n’augurait rien d’inamical. Mais la communication de Washington cette semaine, sur les activités prêtées aux Chinois dans la région, n’avait laissé que peu d’ambiguïtés sur les intentions de l’administration Trump à l’aune du grand rendez-vous des huit pays arctiques et des représentants des populations autochtones du Grand Nord.
Ce qui allait suivre s’est finalement révélé singulièrement agressif à l’égard de Pékin et Moscou, pourtant représentés dans la salle par leur propre délégation, la Chine ayant obtenu le statut d’observateur en 2013. Washington semble notamment croire que les activités civiles grandissantes des Chinois en Arctique, exposées dans un Livre blanc à Pékin récemment, ouvrent la voie à une potentielle présence militaire de ce rival dans la région – à laquelle les États-Unis appartiennent grâce à l’achat de l’Alaska en 1867.
« Le monde a longtemps ressenti une attraction magnétique vers l’Arctique, mais jamais autant qu’aujourd’hui », a synthétisé Mike Pompeo depuis Rovaniemi. Cette région riche en ressources est désormais « un espace de pouvoir mondial et de concurrence », a-t-il dit. Car la fonte des glaces« ouvre de nouveaux passages maritimes et de nouvelles opportunités de commerce, réduisant potentiellement le temps nécessaire aux navires pour se déplacer entre l’Asie et l’Occident de 20 jours ». Et d’évoquer un canal de Suez ou du Panama « du XXIe siècle ».
« Voulons-nous que l’Arctique se transforme en une nouvelle mer de Chine ? »
Les Américains estiment en fait, à en croire M. Pompeo, qu’il est de leur devoir de défendre, au sein du cercle arctique, la Convention des Nations unies pour le droit de la mer (CNUDM), violée par la Chine en Asie du Sud-Est. « Ceux qui violent la primauté du droit devraient aussi perdre leur droit de participer », considère-t-il. « Voulons-nous que les nations arctiques, ou les communautés autochtones en particulier, connaissent le sort des gouvernements précédents du Sri Lanka ou de la Malaisie, pris au piège de la dette et de la corruption ? »
Et d’enchaîner : « Voulons-nous que les infrastructures essentielles de l’Arctique finissent comme des routes construites par les Chinois en Éthiopie, en ruines et dangereuses au bout de quelques années ? Voulons-nous que l’océan Arctique se transforme en une nouvelle mer de Chine méridionale, faite de militarisation et de revendications territoriales concurrentes ? Voulons-nous que le fragile environnement arctique soit exposé aux ravages écologiques causés par la flotte de pêche chinoise dans les mers au large de ses côtes ? »
Mikaa Mered: «L’Arctique est une terre de conquête» (Invité de la mi-journée)
Inaccessible avant le discours, puis stoïque lorsque Mike Pompeo parlait, le chef de la délégation chinoise aura finalement longuement fulminé auprès de la presse suite à cette offensive américaine : « Ça fait tout de même un certain temps désormais que je travaille dans le cadre du Conseil de l’Arctique, et pour moi il s’agit d’un endroit pacifique. Mais là, maintenant tout semble complètement différent. Je ne saurais même pas quel mot utiliser en anglais pour décrire ce que je ressens. Je me sens très mal, pas seulement pour moi. »
« La Russie laisse déjà des empreintes de botte dans la neige »
Une heure plus tard, Gao Feng était encore en train de s’indigner au micro du média chinois CCTV. « On n’est pas vraiment surpris, c’est dans la droite ligne de leur rapport de cette semaine, où ils disent que la Chine n’est pas un pays arctique, ce que personne ne conteste, aura-t-il dit au passage. Ce qui est triste, c’est que les gens vont se souvenir de ce discours en le rattachant à la ville de Rovaniemi. Parler à la face des pays de l’Arctique comme ça, parler à la Fédération russe comme ça… Mais quel intérêt ? »
La Russie, membre du Conseil, en aura effectivement pris pour son grade aussi : « Sur la route maritime du Nord, Moscou exige déjà illégalement d’autres pays qu’ils lui demandent l’autorisation de passer, fait monter ses pilotes maritimes à bord de navires étrangers et menace d’utiliser la force militaire pour couler les récalcitrants », a dénoncé M. Pompeo, quelques instants à peine avant de retrouver son homologue Sergueï Lavrov. « La Russie laisse déjà des empreintes dans la neige sous forme de bottes de l’armée », dénonce-t-il, accusant Moscou de rénover ses bases de la guerre froide depuis 2014 à l’aide de brise-glaces.
De quoi justifier, aux yeux du ministre américain, une présence accrue des États-Unis dans le cercle arctique. « En partie à cause des activités de déstabilisation de la Russie, nous sommes en train d’organiser des exercices militaires, de renforcer la présence de nos troupes, de reconstruire notre flotte de brise-glaces, d’augmenter le financement de la garde côtière et nous créons un nouveau poste militaire supérieur pour les affaires arctiques », informe Mike Pompeo, vantant l’exercice Trident Juncture, organisé récemment par l’Otan.
« On ne parle pas de questions militaires au sein du Conseil de l’Arctique »
Conclusion de Mike Pompeo : les États-Unis entendent participer à l’exploitation des ressources, mais de manière « responsable », « à l’Américaine ». C’est-à-dire pas de la même manière que les deux autres superpuissances. Et de vanter les mérites de son pays en matière de réduction des gaz à effet de serre notamment, pied de nez à l’image climato-sceptique qui colle à la peau de son gouvernement. Avant d’attaquer, une dernière fois, la Russie accusée en filigrane de ne rien faire, et la Chine de se perdre dans des réglementations stériles.
Dans les rangs de la délégation finlandaise, la diplomatie restait de mise, mais l’abattement est perceptible. D’aucuns craignent que l’on ne retienne plus que ce discours au vitriol après ce sommet qu’ils préparent pourtant depuis plusieurs années. La présidence sortante espérait pouvoir vanter les mérites de ses deux ans à la tête du Conseil, et imposer certaines des thématiques arctiques qu’elle a défendues lors de la présidence tournante finlandaise au sein de l’Union européenne, qui commence au mois de juillet 2019.
Un membre de l’équipe finlandaise confiait surtout, à la sortie, craindre que la Chine ou la Russie ne se désengage désormais du Conseil. À peine une heure avant la prise de parole de Mike Pompeo, Kalle Kanpaanpää, du ministère finlandais des Affaires étrangères, expliquait à RFI : « On ne parle pas de questions militaires au sein du Conseil de l’Arctique, pour ne pas bloquer toute la discussion et rester un forum qui fonctionne. » Un vœu pieux qui n’aura pas survécu à l’ère Trump. L’Islande, future présidence tournante, sait à quoi s’en tenir.
Rfi