Présidentielle américaine: «Il y a des risques de débordements»

Présidentielle américaine: «Il y a des risques de débordements»
Présidentielle américaine: «Il y a des risques de débordements»

Alors que les Etats-Unis votent ce mardi 3 novembre pour élire leur président, il existe, selon un rapport de l’organisation non-gouvernementale Crisis Group, un réel risque de violences post-électorales aux Etats-Unis. Entretien avec son directeur Robert Malley.
De notre correspondante à Washington,

Le scrutin de ce mardi est historique, selon les deux candidats en lice pour la Maison Blanche, avec un taux de participation qui risque de battre des records. Mais les craintes de violences en cas de scrutin serré ou contesté sont réelles. Robert Malley est le directeur de Crisis Group et il a été le conseiller Proche-Orient de Bill Clinton puis de Barack Obama.

RFI : À Washington, les commerçants du centre-ville ont déjà commencé à se barricader en posant des panneaux de bois devant leurs vitrines. Est-ce inédit ?

Robert Malley : J’en ai bien l’impression, en tous cas je n’avais vu cela auparavant et j’en ai parlé à des collègues qui habitent dans d’autres États comme New-York ou la Floride, et ils me disent qu’ils voient la même chose. Cela peut être une exagération des craintes, mais c’est tout de même tout un symbole de voir que les commerçants s’attendent à des violences autour des élections. Il n’y a pas de précédent récent.

Votre rapport évoque un risque de violences. Quelles en seraient les raisons ?

C’est un pays très polarisé, qui a déjà vécu ces derniers mois des manifestations de violence à la suite du meurtre de George Floyd, et c’est un pays qui est à bout de nerfs. Nous avons vécu quatre années difficiles, de tensions permanentes sous la présidence Trump, qui ne fait que jeter de l’huile sur le feu en affirmant par exemple qu’il ne peut perdre les élections qu’en cas de fraude, et qui a refusé de s’engager à quitter ses fonctions en cas de défaite, puisqu’il estime que seule une élection frauduleuse pourrait conduire à cette éventualité.

Il y a également un sentiment de part et d’autre que cette élection est quasi existentielle, c’est-à-dire que de ce scrutin dépendra l’avenir du pays. Cette conviction est partagée par les partisans de Donald Trump et ceux de Joe Biden, donc c’est un pays un peu à cran. Je ne veux pas exagérer, je pense que la grande majorité des Américains vont vivre cette élection dans le calme, la plupart ne veulent pas de violences, il est probable que dans l’immense majorité du pays tout se passe très bien. Mais il y a des risques de débordements, en particulier parce que le président lui-même prend le risque d’attiser les tensions plutôt que de les apaiser.

Dans notre immeuble, on nous a demandé qui travaillerait ce mardi et nous a aussi demandé les noms des personnes à contacter en cas d’urgence. Le pays est tellement divisé en ce moment que quel que soit le résultat, il pourrait y avoir des violences.

Washington se prépare aux violences

Anne Corpet

Qui pourrait être à l’origine de ces violences ?

On sait par exemple qu’il y a des groupuscules d’extrême droite, qui partagent une idéologie de suprématie blanche et qui sont très bien armés. Les services de sécurité américains les ont désignés comme l’une des grosses menaces terroristes qui a été sous-estimée au cours de ces dernières années. Ce sont les plus menaçants. Il y a également des groupes plutôt anarchistes, de gauche, qui ont fait usage de la force lors des grosses manifestations de ces derniers mois.

La polarisation du pays et le fait que chaque camp reçoit des informations de sources totalement indépendantes les unes des autres, quasiment issues d’univers parallèles, ajouté à la prolifération d’armes à feux, peuvent conduire à des violences. Il peut suffire d’une étincelle. Encore une fois, je ne veux pas sonner l’alarme de façon exagérée, mais vu les risques et l’absence de leadership, nous avons estimé qu’il était nécessaire de mettre en garde.

Il ne s’agit pas seulement d’une journée. Les choses peuvent bien se passer le 3 novembre et se dégrader au cours des jours suivants si de part et d’autres la conviction d’un processus électoral frauduleux s’installe. On peut imaginer des troubles pendant des semaines si l’incertitude électorale perdure.

Donald Trump a déclaré qu’il envisageait de déclarer sa victoire dès le 3 novembre si les résultats semblent indiquer sa réélection. Une telle déclaration risquerait-elle d’attiser les tensions ?

Bien sûr, c’est son style. Il dit beaucoup de choses, qu’il ne met pas toujours en œuvre. C’est un facteur nouveau : les tensions électorales, les difficultés d’accès au vote étaient pré-existantes, mais la personnalité de Donald Trump est une nouvelle variable. Il parle d’un scénario que nous évoquons dans notre rapportet que beaucoup de gens craignent : ce serait que le 3 novembre la majorité des bulletins dépouillés soient à son avantage.

Mais comme nous sommes dans une situation de pandémie et que beaucoup des votes par correspondance ne seront pas ouverts avant le 3 novembre, on pourrait obtenir mardi soir une victoire apparente de Donald Trump, qui serait ensuite remise en cause par le dépouillement des bulletins envoyés par la poste. Cela peut se produire dans le cadre d’une course très serrée. C’est cette contradiction que Donald Trump tente d’exploiter. S’il va vers une victoire apparente, il cherchera par tous les moyens à éliminer les votes qui n’auront pas été comptés le 3 novembre au soir.

Je m’abonne
Or, historiquement, les bulletins ne sont jamais tous dépouillés au soir de l’élection aux États-Unis. Ce risque ne peut intervenir qu’en cas de victoire très serrée, mais dans ce cas de figure, ce que dit le président Trump est dangereux. L’important aujourd’hui est de lancer des appels au calme, de rappeler qu’il faut attendre le décompte final avant de proclamer la victoire et de respecter l’aspect sacré des lieux de vote. Plus il y aura de voix qui s’exprimeront en ce sens, moins on sera confrontés à des scénarios de crise.

Vous êtes américain, et votre organisation ne traite pas habituellement des États-Unis, mais de pays en proie à des situations de guerre civile. Qu’est-ce qui vous a poussé à consacrer un rapport à votre pays ?

Nous ne nous y attendions pas. Notre organisation a longtemps débattu sur le fait de couvrir ou pas la situation aux États-Unis. Au moment du meurtre de George Floyd, nous nous sommes dits qu’il fallait réagir parce que si un tel événement s’était déroulé dans un pays africain, en Asie ou en Amérique latine, nous aurions tout de suite réagi, donc nous ne pouvions pas employer deux poids deux mesures. Peut-être aurions-nous même dû nous préoccuper des États-Unis et de certains autres pays occidentaux plus tôt.

Nous avons en effet plutôt vocation à nous occuper des guerres civiles et c’est pour cela que nous avons hésité, mais la situation a empiré et vous avez aux commandes des États-Unis une sorte de pompier pyromane, donc nous avons conclu qu’en vertu de notre mandat, nous devions observer la situation dans notre pays. Je suis américain, j’ai fait partie de deux administrations américaines, et les États-Unis ont cette tendance à donner des conseils à d’autres pays qui font face à des crises similaires.

Pour une fois, il serait bon que les États-Unis se regardent dans un miroir et acceptent le regard des autres. Cela n’inspire rien de bon de savoir que nous sommes peut être à la veille de troubles liés à une élection controversée. Mais encore une fois, je n’ai pas encore cédé à la conviction que tout se passera mal. Il est très possible que tout se passe bien.