Premier président de la République du Sénégal en 1960 et académicien français élu en 1984, homme d’État et de lettres, intellectuel brillant, politicien controversé, Senghor est certainement, aux côtés de Kwame Nkrumah, Gamal Abdel Nasser, Félix Houphouët-Boigny et Nelson Mandela, l’un des Africains les plus célèbres du siècle. Mais, à la différence de tant d’autres «acculturés », de tant de métis (lui-même affirmait avoir dans les veines une goutte de sang portugais), il se sentait à la fois très blanc et très noir, revendiquant une double appartenance qui deviendra l’un des fondements de sa pensée sur la « civilisation de l’Universel ».
De ses vingt ans à la tête de la nation sénégalaise, pourtant, personne n’a jamais osé dresser de véritable bilan. Et de ses écrits, la majorité de ses contemporains n’a retenu qu’un mot inventé par un autre, « négritude », une phrase, « l’émotion est nègre, la raison est hellène », quelques poèmes … Sa disparition sera peut-être, pour beaucoup, l’occasion de découvrir qui il fut réellement.
Son amour de la langue, Léopold Sédar Senghor le doit aux missionnaires de Joal, son village natal. Né dans cette bourgade sérère en 1906, en août ou en octobre, selon qu’on se réfère à l’état civil ou aux registres paroissiaux, de la quatrième épouse d’un commerçant baptisé et polygame, l’enfant grandit avec les bergers et les paysans. Un jour, se souvient-il, « mon père, qui me battait souvent le soir, me reprochant mes vagabondages, finit, pour me punir et me dresser, par m’envoyer à l’école des Blancs, au grand désespoir de ma mère, qui vitupérait qu’à 7 ans, c’était trop tôt ».
Chez les missionnaires catholiques, il apprend le français avec le père Dubois, en faisant chanter des mots « magiques et pittoresques » comme « confiture ». Léopold se plaît tant dans ce nouvel environnement qu’à 16 ans il veut devenir prêtre et entre au séminaire Libermann à Dakar où il fait ses humanités : grec, latin, histoire, mathématiques … De cette époque, il gardera deux principes : la discipline rigoureuse de la dissertation et, surtout, « l’esprit de méthode et d’organisation », dont il fera par la suite un élément quasi obsessionnel de son mode de vie. Son sens de l’ordre ne l’empêche pas d’être renvoyé du séminaire. Motif : il n’a pas la vocation. « Je ne voulais pas regarder béatement Dieu, mais le chanter et le danser », expliquera-t-il pour sa part. En 1928, c’est donc dans un collège laïc qu’il prépare son baccalauréat, à la suite duquel il obtient une demi-bourse pour Paris.
À 22 ans, Il découvre la France et le lycée Louis-le-Grand. En 1931, il est licencié ès lettres et admissible à l’École normale supérieure. Les années suivantes sont difficiles, marquées par des échecs successifs : collé à l’oral de Normale sup, éliminé deux fois de suite au concours d’agrégation de lettres, il n’obtient son diplôme de grammairien qu’en 1935. Nommé à Tours, il découvrira avec tristesse le racisme ordinaire de la bourgeoisie française : « Je ne reconnais plus les hommes blancs, mes frères, comme ce soir au cinéma, perdus qu’ils étaient au-delà du vide fait autour de ma peau », écrira-t-il des années plus tard.
Senghor accepte d’autant plus mal le rejet dont il est parfois l’objet qu’il est devenu citoyen français, en 1933, pour pouvoir se présenter à l’agrégation. « Simple formalité », dit-il. Il n’empêche. Sous l’influence de son camarade de khâgne, Georges Pompidou, le jeune Sénégalais a découvert en France un monde séduisant. Désormais, et lors de ses fréquents week-ends à Paris, il fréquente théâtres, Quartier latin et club des étudiants socialistes. Il rencontre Robert Brasillach, Thierry Maulnier, Paul Guth. Il est très lié avec Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas, qui évoquera le premier et l’idée et le mot de négritude.
Déjà, lors de discussions animées, Senghor défend la primauté des faits culturels sur les facteurs économiques. Jamais, même lorsqu’il présidera aux destinées du Sénégal, il ne changera d’avis. À un journaliste qui lui demandait comment développer le continent africain, il lui arriva même de répondre un jour : « Enseignez donc le grec dans les écoles ! » En 1987, dans une interview que publie le premier numéro du journal sénégalais Sud Hebdo, il réaffirma son credo, déclarant que « le piétinement de l’Afrique s’expliquait par le fait que ce continent ait été pendant longtemps en retard culturellement ». Daniel Etounga-Menguele et Axelle Kabou n’ont fait, finalement, que développer cette idée …
1939. La guerre bouleverse la vie et les théories naissantes du jeune Senghor. Mobilisé dans un régiment d’infanterie coloniale, fait prisonnier en juin 1940, il passe vingt mois de captivité avec des hommes du peuple africain, à qui il dédiera son premier recueil de poèmes, Hosties noires, publié en 1948 :
« Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux.
« Je ne laisserai pas – non ! – les louanges de mépris vous enterrer furtivement.
« Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur.
« Mais je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France. »
À nouveau, Senghor se sent profondément africain. Mais son horreur du nazisme change sa vision de la négritude, qui, de raciste – « pour combattre le racisme des autres » – devient humaniste. « Apprenons à vivre différents et ensemble », pense-t-il désormais.
Le poète est mûr pour la politique. En 1945, boursier du CNRS venu faire une enquête sur la poésie populaire dans son village natal, il décide d’entrer en politique comme on entre en religion, cédant à la vue de la misère des paysans sénégalais. De retour à Paris, il traduit sa pensée dans un article sur la communauté impériale française : rejetant l’alternative entre assimilation et association, Senghor estime que les peuples africains doivent assimiler la culture et les techniques occidentales tout en approfondissant leur culture propre, afin de s’associer au peuple français. « Assimiler et non être assimilés » : jusqu’à son départ à la retraite, le 31 décembre 1980, il défendra cette voie.
Au lendemain de la guerre, Lamine Guèye, doyen des hommes politiques africains, domine la vie politique sénégalaise. Il devient maire de Dakar en juillet 1945, puis candidat à l’Assemblée constituante pour le collège des « citoyens », Français du Sénégal et habitants des « quatre communes» : Dakar, Saint-Louis, Gorée et Rufisque. Le célèbre avocat décide le grammairien à se présenter comme candidat socialiste du « second collège », celui des « sujets ». Appuyé par ce prestigieux parrain, Senghor est élu avec lui sans coup férir, recueillant 79 % des suffrages.
Membre de la Commission de la Constitution, il assiste avec désespoir au rejet du projet soumis aux Français le 19 avril 1946. L’appartenance à l’Union française – qui allait remplacer l’empire – y était présentée comme librement consentie, donc révocable, le suffrage universel était instauré et un référendum d’autodétermination pour les territoires d’outremer était prévu.
Dans la seconde mouture de la Loi fondamentale de la IVe République, finalement adoptée le 13 octobre 1946, plus aucune trace de ces grandes avancées … « Nous sommes prêts, déclare alors Senghor dans une interview au journal Gavroche, s’il le fallait en dernier recours, à conquérir la liberté par tous les moyens, fussent-ils violents. » Excès de langage plus que reflet d’une conviction profonde, cette petite phrase sera la plus « révolutionnaire» que Senghor le modéré prononcera jamais.
Les années suivantes sont marquées, sur le plan politique, par la création du Rassemblement démocratique africain (RDA) et la guéguerre que la SFIO, à laquelle appartient Senghor livre à ce mouvement d’élus africains présidé par Félix Houphouët-Boigny. Jusqu’à la disparition de l’Union française, les deux groupes s’affronteront, cristallisant une rivalité qui ne se démentira jamais entre l’intellectuel sénégalais et le planteur ivoirien.
Menant de front sa carrière littéraire, son combat politique et – plus difficilement – sa vie de famille, il obtient la reconnaissance de l’intelligentsia française lorsque Jean-Paul Sartre préface, en 1948, son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache. Alioune Diop, Aimé Césaire et Senghor fréquentent alors Gide, Sartre, Camus, Mounier, Leiris … Marié en septembre 1946 à Ginette, la fille du gouverneur Félix Éboué, il en a deux fils, Francis-Arphang et Guy-Waly, nés en 1947 et 1948.
Aussi à l’aise dans les cafés du boulevard Saint-Germain que sur les pistes sénégalaises, qu’il sillonne de plus en plus fréquemment, Senghor délaisse sa petite famille : il a le virus de la politique. Lamine Guèye, toujours maire de Dakar et patron de la section sénégalaise de la SFIO, le gêne. En 1947, c’est la rupture. Senghor quitte le Parti socialiste pour rejoindre le groupe des Indépendants d’outre-mer (IOM) que vient de créer le Dahoméen Sourou Migan Apithy, et fonde à Dakar sa section territoriale, le Bloc démocratique sénégalais (BDS). Mamadou Dia, un instituteur de Fatick, et Ibrahima Seydou Ndaw, notable de Kaolak le suivent dans cette aventure. Patiemment, s’appuyant sur les campagnes, les syndicats, les confréries musulmanes, le BDS tisse sa toile. Et, aux législatives de juin 1951, qui ont lieu au collège unique, c’est le raz de marée que personne n’a vu venir : Lamine Guèye est battu, le BDS emporte les deux sièges de député. Dès lors, Senghor occupe seul l’avant-scène politique sénégalaise.
Fort de sa victoire sur le terrain, le député tente, à Paris, d’influer sur l’avenir des colonies françaises. En février 1955, Edgar Faure, président du Conseil, lui donne – ce sera la première et la dernière fois – une fonction ministérielle, en le nommant secrétaire d’État chargé du dossier nord-africain, et lui demande de travailler au projet de ce qui remplacera l’Union française. En vain Senghor tente-t-il d’imposer sa conception d’une« République fédérale française».
Le 30 novembre 1955, Edgar Faure dissout l’Assemblée nationale. Le 2 janvier 1956, si Senghor est réélu, les IOM perdent sept de leurs quatorze sièges tandis que le RDA en obtient onze, et Guy Mollet, nouveau président du Conseil, appelle Félix Houphouët-Boigny au gouvernement. C’est l’Ivoirien qui aidera Gaston Defferre, ministre de la France d’outre-mer, à élaborer la Loi-cadre, votée en 1956 et appliquée en 1957. L’AOF et l’AEF disparaissent, l’autonomie des territoires s’organise autour d’une Assemblée aux pouvoirs accrus et d’un Conseil de gouvernement présidé par le gouverneur. .. « Joujoux et sucettes », commente Senghor, partisan d’une autonomie beaucoup plus vaste. On ne l’écoute pas.
À Dakar, en revanche, il consolide ses positions. En mars 1958, le BPS (Bloc progressiste sénégalais, qui a remplacé le BDS) fusionne avec les socialistes pour créer l’Union progressiste sénégalaise (UPS), dont Senghor est président, Mamadou Dia secrétaire général, et Lamine Guèye, avec qui son ancien colistier s’est réconcilié, directeur politique.
De Gaulle revenu au pouvoir le 1er juin 1958, un groupe de travail pour l’outre-mer prépare la Constitution de la Ve République. Houphouët, alors ministre d’État, veut placer les Africains devant un choix définitif entre la Communauté et l’indépendance. De Gaulle le suit. Le Guinéen Sékou Touré et le Nigérien Djibo Bakary dénoncent en vain ce chantage. Senghor intrigue et, in extremis, parvient à faire inclure dans la Constitution la possibilité d’une évolution ultérieure des États de la Communauté vers l’indépendance. Le 28 septembre 1958, le Sénégal vote « oui » au référendum constitutionnel.
L’histoire s’accélère. Le 20 juin 1960, l’indépendance du Mali, éphémère fédération du Sénégal et du Soudan français, est proclamée. Mais Modibo Keita et Léopold Sédar Senghor briguent tous deux le fauteuil présidentiel : en août, à la suite de quelques bruits de bottes soudanaises, c’est la rupture. Le Sénégal proclame son indépendance le 20 août, suivi, le 22 septembre, par le Soudan, qui garde l’appellation « Mali ». Dès le 5 septembre, Senghor a été élu président de la République. Il a 54 ans, et une légère amertume. « Mon plus grand regret, dira-t-il bien plus tard, c’est d’avoir échoué dans ma lutte, de 1954 à 1960, contre la balkanisation des deux fédérations d’Afrique occidentale et équatoriale. ».
Jamais, tout au long du combat politique qui l’a mené à la magistrature suprême, Senghor n’a renoncé à la poésie. Chansons de geste, élégies nostalgiques, il a fait sien l’ample verset élaboré par Claudel et Saint-John Perse au début du siècle. Émaillant ses textes de mots wolofs, d’incessantes allusions à sa terre natale, il conte des histoires d’amour, d’amitié, de mort et, parfois, chante à la manière d’un griot les grandes figures de l’histoire africaine. Dans une postface aux Éthiopiques, ensemble de textes lyriques publiés en 1956, emplis de références à sa terre natale, il éprouve le besoin de justifier son style métissé: « l’écris ces lignes pour répondre aux interrogations de quelques-uns, qui somment les poètes nègres, parce qu’ils écrivent en français, de » sentir français « , quand ils ne les accusent pas d’imiter les grands poètes nationaux. Tel me reproche d’imiter Saint-John Perse, et je ne l’avais pas lu avant d’avoir écrit Chants d’ombre et les Hosties noires. Tel reproche à Césaire de le lasser par son rythme de tam-tam, comme si le propre du zèbre n’était pas de porter des zébrures. En vérité, nous sommes des lamantins, qui, selon le mythe africain, vont boire à la source. »
L’été, un mois durant, lorsqu’il rejoint la propriété normande de sa seconde femme, Colette Hubert, épousée le 18 octobre 1957, dont il aura un troisième fils en 1958, il écrit. Indifférent aux soubresauts qui préludent aux indépendances, il se replonge alors dans un royaume d’enfance paré de tous les charmes. Cette étonnante capacité à être à la fois fin politicien et poète talentueux trouvera ses limites dans la gestion quotidienne de la chose publique. Une chose est de manier des concepts, de brandir des idées, d’ébranler un adversaire à grands assauts de rhétorique. Une autre, de retrousser les manches pour plonger dans les affres de la comptabilité nationale, les méandres de la mise en œuvre d’une politique agricole réaliste … Mamadou Dia, chef du gouvernement, se trouve de facto en charge des problèmes économiques tandis que Senghor s’occupe de diplomatie.
Le 28 mars 1961, les douze États du « groupe de Brazzaville », association informelle de francophones modérés, créent à Yaoundé l’Organisation africaine et malgache de coopération économique (OAMCE). Opposés aux « révolutionnaires » du groupe de Casablanca – le Ghana, la Guinée, le Mali, le Maroc et le Gouvernement provisoire de la République algérienne -, ils ne croient plus à l’unité africaine et veulent fonder leur croissance économique sur une assistance technique et financière du Nord. Mais l’éternelle rivalité entre Houphouët et Senghor perturbera le fonctionnement de ce qui deviendra l’Ocam.
Pendant que le chef de l’État rêve de grands desseins pour le Sénégal, Mamadou Dia tente de mettre en œuvre un socialisme autogestionnaire fondé sur les coopératives et part en guerre contre les confréries, trop puissantes à ses yeux. Senghor estime au contraire que l’encadrement de la population par les tidjanes et les mourides est un instrument inespéré de stabilité. Profitant des incessants voyages du chef de l’État, Dia prend une place croissante sur l’échiquier politique sénégalais. Le véritable patron du Sénégal, c’est lui. Lorsque Senghor s’en aperçoit, il est trop tard. Entre les deux hommes, le torchon brûle.
Le 12 décembre 1962 s’engage une terrible épreuve de force. Le chef du gouvernement a pour lui la gendarmerie, le président, l’armée. Tout au long de la journée du 17, alors que les députés ont voté une motion de censure contre Dia, plane le spectre d’un affrontement. Vers 3 heures du matin, après avoir entendu les uns et les autres, les chefs des forces en présence décident finalement de regagner leurs casernes. Mamadou Dia sera arrêté dans l’après-midi du 18. Jugé par la Haute Cour de justice, il sera condamné, le 9 mai 1963, à la détention perpétuelle. Pour ce coup de force, le compagnon de la première heure de Senghor purgera onze ans et demi de prison avant d’être gracié …
Échaudé par cette affaire, Senghor s’est taillé, dès le 9 mai, une nouvelle Constitution sur mesure : il devient chef de l’État et du gouvernement. Malheureusement, et en dépit de réels efforts pour s’y intéresser, l’économie demeure le calvaire du président. Au début de l’année 1968, alors que les élections législatives et présidentielle approchent, il dresse un premier grand bilan de son action dans ce domaine à l’occasion du VIe congrès de l’UPS. Le Sénégal, quoique particulièrement gâté par les bailleurs de fonds, va plutôt mal. La sécheresse de l’hivernage 1966 et la hausse des prix du riz consécutive à la guerre du Vietnam pèsent lourdement sur les résultats du Plan quadriennal 1965 – 1969, finalement réajusté par Habib Thiam, alors ministre du Développement.
Cela est insuffisant pour expliquer la médiocrité des résultats enregistrés. Senghor a alors recours aux grands poncifs de l’époque : détérioration des termes de l’échange, diminution des dons et augmentation parallèle des prêts des pays développés, endettement croissant et même « affaiblissement progressif de la volonté d’aide des nations donatrices ». Dans le cas du Sénégal, l’argument est un peu fort. Mais le chef de l’État veut toujours plus d’assistance, d’expatriés, d’aide technique. Le rayonnement international de sa personnalité l’aide à obtenir beaucoup pour son pays. Il inocule ainsi, sans s’en rendre compte, le virus de la dépendance extérieure à l’ensemble de l’économie. En 1968, les effets pervers de la « mentalité d’assistés » qui se développe alors se font encore sentir.
Pour le reste, Senghor est partisan d’un socialisme pragmatique fondé sur la primauté de la production agricole. Il explique en 1967 : « Nous avons choisi comme priorités non pas les infrastructures de transport et de communication, l’habitat et l’édilité, le commerce et le tourisme, mais la production, plus particulièrement industrielle et agricole. » Comme si l’on pouvait écouler une production dans un pays sans routes ni téléphone. « Pour les détails, conclut-il, remercions Jean Collin [ministre des Finances] et ses services de bien vouloir s’en occuper. »
Et Senghor voyage. « Tiens, on a vu le président… de passage à l’aéroport de Dakar- Yoff », dit-on, en guise de boutade, dans les rues de la capitale. « Sékou Touré ne voyage pas, rétorque le président, et son pays est encore à un revenu mensuel de 100 dollars par tête d’habitant. »
Féru de diplomatie, le chef de l’État aime aussi garder le contrôle de l’organisation de la cité. Il restera comme le premier chef d’État africain à avoir restauré le multipartisme (limité), puis organisé des élections présidentielle et législatives. Fruit d’une longue maturation, cette évolution démocratique sans précédent ne s’est pourtant pas faite sans heurts. Et le mouvement initial avait été opéré en sens inverse.
Le 13 juin 1966, après des mois de palabres, les opposants de gauche du Parti du regroupement africain (PRA) rejoignent l’UPS et entrent au gouvernement. Dès lors, l’UPS est un parti unique de fait. Pendant huit ans, en dépit d’une contestation estudiantine et syndicale parfois violente et de l’émergence de mouvements d’opposition clandestins, le plus souvent marxistes-léninistes, l’UPS domine sans partage la vie politique. L’unique véritable crise que traverse le régime a lieu dans la foulée du Mai 68 français. Pendant trois jours, étudiants et salariés mécontents se révoltent et mettent la capitale à sac. Bilan : un mort, vingt-cinq blessés. Fin juin, après l’intervention musclée de l’armée, tout est rentré dans l’ordre. Parmi les neuf cents étudiants et syndicalistes alors interpellés, plusieurs dizaines purgeront des peines de prison.
Comme en décembre 1962, Senghor a prouvé qu’il savait aussi gouverner d’une main de fer. À 62 ans, il se sent bien assis dans son fauteuil présidentiel. En février 1970, après avoir fait rétablir la fonction de Premier ministre, « mais non le bicéphalisme », précise-t-il, il nomme à ce poste un économiste brillant, major de l’École nationale de la France d’outre-mer en 1960. Abdou Diouf est l’homme de dossiers qu’il fallait au chef de l’État pour pouvoir se consacrer pleinement à ses activités diplomatiques et politiciennes.
Jusqu’en 1974, l’ordre, la stabilité et le monopartisme règnent à Dakar. Mais le président vieillit. Parce qu’il s’est trop appuyé sur elles, le pays est aux mains des confréries et d’une bourgeoisie d’Etat spéculatrice et corrompue. La vie politique se réduit à des querelles de notables avides de postes ou de prébendes. Senghor est courtisé, flatté … Mais il n’est pas dupe et il s’inquiète de sa succession. Il est temps de lâcher du lest. Le 28 mars, après onze années d’emprisonnement dans un camp du Sénégal oriental, Mamadou Dia est finalement gracié, en même temps que dix-sept autres détenus. Parmi eux, les deux frères de l’étudiant Oumar Blondin Diop, mort en prison dans des conditions peu claires, le 11 mai 1973.
Quelques semaines plus tard, le 31 juillet, Abdoulaye Wade crée le Parti démocratique sénégalais (PDS). Senghor accepte de reconnaître le mouvement, même s’il confie à ses proches « ne pas prendre au sérieux ses dirigeants », qu’il soupçonne de vouloir surtout marchander des portefeuilles ministériels. Avec le PDS, le chef de l’État lance en réalité un ballon d’essai qui prépare une révision constitutionnelle. Le 17 mars 1976 est instauré un régime tripartite : l’UPS (devenue Parti socialiste, PS) sera « socialiste et démocratique », les autres formations devant choisir entre les étiquettes « libérale et démocratique » et « marxiste-léniniste ». Wade ne se sent pas particulièrement « libéral », mais le président-poète ne lui laisse guère le choix. À l’époque, l’avocat est prêt à toutes les concessions. Il accepte. Un peu plus tard, le Parti africain de l’indépendance (PAl) renaît de ses cendres pour occuper la place vacante de « marxiste ».
La presse bénéficie d’une exceptionnelle liberté d’expression, dont elle use largement. Lorsque Senghor est plébiscité, le 26 février 1978, avec 82 % des suffrages, il devient le premier chef d’État africain élu dans des conditions réellement démocratiques. Même si les électeurs ont voté sans passer par l’isoloir…
Le président n’a pas toujours, pour autant, l’ouverture d’esprit que les Occidentaux, fascinés par l’« avance » qu’il possède sur ses pairs africains, veulent bien lui prêter. Il se montre, en particulier, singulièrement peu tolérant envers ses adversaires les moins souples. Mamadou Dia l’a appris à ses dépens. Cheikh Anta Diop aussi. Intellectuel sénégalais de renommée internationale, il ne parviendra pas à faire légaliser son parti, le Rassemblement national démocratique (RND), au prétexte qu’il n’y a « plus de place ». Son aura, ses succès universitaires sont sans doute, aux yeux de Senghor, bien plus graves que ses ambitions politiques assises sur une clientèle distinguée mais peu nombreuse.
Car l’homme d’État n’a pas étouffé l’homme de lettres. Lorsqu’il annonce, le 1er décembre 1980, son intention de céder sa place le 1er janvier suivant à son dauphin constitutionnel, Abdou Diouf, dont il affirme que le « seul défaut est l’excès de modestie », c’est avec l’espoir d’achever une œuvre poétique qu’il n’a jamais cessé de considérer comme primordiale. Senghor rêve du Nobel de littérature … « On m’a quelquefois posé la question, explique-t-il dans son Dialogue sur la poésie francophone : » S’il fallait choisir, que voudriez-vous sauver de votre triple vie d’homme politique, de professeur et de poète ? » J’ai toujours répondu : Mes poèmes, c’est là l’essentiel. »
Ses adversaires politiques l’accusent, pour leur part, d’abandonner le navire alors que la situation économique n’a cessé de s’aggraver : « Le départ de Senghor, c’est la fuite de Louis XVI à Varennes, le départ de Reza Pahlavi à l’étranger », déclare Abdoulaye Wade, qui n’est pas un maniaque de la litote. Houphouët, avec qui il ne s’est jamais entendu, ne cache pas sa colère à Siradiou Diallo : « C’est lâche. Il a eu peur, il a pris la fuite. Il laisse le Sénégal dans un état lamentable, à un jeune qui va se faire assassiner. » Évidemment, le précédent créé par le départ volontaire de Senghor ne plaît pas plus au Vieux qu’à leurs pairs africains. La plupart des intellectuels dakarois, en rupture avec le pouvoir, fêtent, quant à eux, la fin de ce règne de vingt ans. Le petit peuple sénégalais n’a pas cette virulence : tout au plus accueille-t-il cette décision dans une relative indifférence. Celui qui s’occupe de lui, c’est Diouf, et Diouf est toujours là.
Senghor a-t-il jamais compris que ses concitoyens, ceux pour qui il rêvait d’une « Grèce noire en 2001 », ne le comprenaient pas, le percevaient comme un étranger ? « Le jour où les prix du pain, du lait et du sucre ont été majorés, la télévision sénégalaise a ouvert son bulletin d’information avec Senghor prononçant un discours sur le surréalisme lors de l’inauguration du Centre culturel Masson », se souvient, en 1981, un haut fonctionnaire dans les colonnes du Monde.
Mal compris chez lui, il bénéficie en revanche à l’étranger d’un prestige inégalé. Senghor multiplie voyages et conférences. Docteur honoris causa d’une vingtaine d’universités, président d’honneur d’une multitude d’associations, couvert de lauriers, il traîne avec lui l’immense regret de ne jamais avoir vu son œuvre consacrée par le Nobel de littérature. En 1984, son élection à l’Académie française, au fauteuil du duc de Lévis-Mirepois, lui fait oublier cette blessure d’amour-propre. Le voilà « immortel» et, à 78 ans, plus vaillant que jamais.
Le plus clair de son temps, l’ancien président le passe désormais à Verson ou dans son appartement du 17e arrondissement de Paris. C’est là, entre deux voyages, qu’il écrit. Lever à 5 h 30, trois quarts d’heure de gymnastique, une matinée d’écriture, courrier l’après-midi jusqu’à 16 h 30, audiences jusqu’à 18 heures et, enfin, lecture. Méthode et organisation : Senghor a gardé la discipline ecclésiastique de ses années de collège.
S’il lui arrive de donner des interviews, il refuse systématiquement, et avec une rare honnêteté, de porter des jugements sur la politique sénégalaise. Jamais, après avoir quitté le pouvoir, il n’a manqué à cette règle. Lorsqu’il en éprouve l’envie, il livre au journal Le Monde une chronique littéraire.
Il relit les Grecs, Rimbaud, Claudel, Bergson, Descartes et la poésie de la Renaissance. Traduit du latin les psaumes de la Bible, qu’il juge être la plus belle poésie du monde. Prépare un essai sur la danse de Maurice Béjart, fils d’un Saint-Louisien. S’occupe de sa Fondation, créée avec un cadeau de 2 millions de dollars de l’Arabie saoudite, el qui offre notamment des bourses à des Africains pour préparer l’agrégation. Dirige les travaux du Haut Conseil de la Francophonie, dont il est le vice-président. Taille ses rosiers.
Aux côtés de Colette, l’ancien chef de l’État échappe ainsi à l’amertume de ceux qui ont régné sans partage et qui, un beau matin, ne sont plus rien. Il s’efforce d’oublier la mort de deux de ses fils, le benjamin, Philippe, dans un accident de voiture en 1981, et le cadet, Guy, tombé d’une fenêtre en 1983.
En 1989, une embolie pulmonaire manque de l’emporter. Dès lors, le vieil homme ralentit ses activités. Il ne quitte plus Verson, le village normand qui l’a adopté, reçoit beaucoup moins, puis plus du tout, mais continue à répondre scrupuleusement, au moins par quelques lignes, à tous ceux – et ils sont très nombreux – qui lui écrivent, lui demandent un conseil, voire une bénédiction …
Au Sénégal, les intellectuels comme la population lui ont pardonné sa distance et ont oublié les mécomptes économiques de son régime. Le sentiment qui domine, à son égard, parmi ses compatriotes, est la fierté d’avoir eu pour président un si grand homme.