Les populations locales sont expulsées dans des conditions dénoncées par les ONG. Celles-ci envisagent de porter plainte au nom du devoir de vigilance.
Total mis en demeure, acte II. Après l’avoir été par plus d’une dizaine de collectivités territoriales françaises la semaine passée pour son inaction climatique, le géant du fossile est de nouveau mis en demeure par six associations pour ses activités, cette fois-ci, en Ouganda. Total y travaille sur un vaste projet d’extraction de pétrole – 400 puits sur six champs situés dans un parc national protégé – et le plus grand oléoduc “chauffé” du monde – 1 445 kilomètres pour apporter le pétrole jusqu’à l’océan Indien via la Tanzanie.
La prochaine étape pourrait bien être le tribunal. L’Ouganda n’a estimé que récemment, en 2006, ses réserves pétrolières. Celles-ci s’élèvent à 1,7 milliard de barils au moins, ce qui pourrait classer le pays aux alentours de la 30e place des producteurs mondiaux. Ces réserves se trouvent cependant dans le parc national de Murchison Falls, grand de 4 000 km2. Interrogé récemment sur le risque environnemental d’opérer dans cette réserve, le groupe assure pouvoir laisser à son départ “un environnement dans un meilleur état que celui qu’il a trouvé”. “Les opérations couvriront moins de 0,1 % de la superficie du parc”, ajoutait Total. Mais six associations sont loin de partager l’optimisme de la firme. Les ONG françaises Survie et Les Amis de la Terre, ainsi que quatre associations ougandaises (AFIEGO, CRED, NAPE/Amis de la Terre Ouganda et NAVODA), ont envoyé lundi une mise en demeure au siège de Total, à La Défense. Elles reprochent au géant pétrolier de ne pas respecter les dispositions de la loi sur le devoir de vigilance des entreprises, adoptée par la France en 2017.
Selon cette loi, les grandes multinationales sont tenues de publier chaque année, dans leur rapport annuel, un plan de vigilance cartographiant les risques aussi bien sur les droits humains que sur l’environnement que font peser les activités de leurs filiales et même de leurs sous-traitants. Ce plan de vigilance doit être suffisamment précis. Et surtout, il doit être accompagné d’actions destinées à empêcher, prévenir, ou endiguer ces risques. C’est là que le bât blesse. Selon les ONG présentes mardi 25 juin à une conférence de presse à Paris, le plan de vigilance de Total publié au printemps 2019, au moment de la parution de son rapport annuel 2018, est incomplet et flou. Or les ONG ont relevé, en Ouganda, des “violations ou graves risques de violations des droits humains” de la part de la filiale à 100 % de Total sur place (immatriculée aux Pays-Bas…) et de deux sociétés sous-traitantes.
Dans un accord avec le gouvernement, Total s’est en effet engagé à racheter les terres des paysans expulsés pour laisser place aux champs pétroliers puis, dans un avenir proche, au parcours de l’oléoduc. Mais sur place, les paysans sont expulsés avant même de recevoir une compensation, avec interdiction de revenir à leurs champs. Cette situation entraîne une impossibilité de subvenir aux besoins de leur famille, une déscolarisation, voire des problèmes de famine. Selon Me Julie Gonidec, avocate de Survie, la mise en demeure a deux buts : obliger Total à compléter son plan de vigilance, et obtenir la mise en œuvre effective de ce plan. Total a trois mois pour répondre aux ONG et agir en conséquence. Dans le cas contraire, le juge des référés du TGI de Nanterre sera saisi. “On espère vivement que les juges se saisissent de cet instrument juridique”, a commenté Me Gonidec. Une telle saisie serait en effet une première, puisque la loi de 2017 ne la rendait possible qu’à partir des plans de vigilance publiés en 2019.
Juliette Renaud, des Amis de la Terre, l’une des ONG à avoir le plus bataillé pour obtenir la loi de 2017, regrette que “la charge de la preuve continue de peser sur les victimes”. Les ONG ont cependant de solides arguments à faire valoir dans ce cas d’espèce. Présent mardi à la conférence de presse, Dickens Kamugisha, avocat, directeur exécutif de l’association AFIEGO, a détaillé : six millions de personnes vivent de cette région de pêche et d’agriculture ; dans son étude d’impact, Total estime que 50 000 personnes doivent être déplacées. “Mais les gens doivent accepter les compensations proposées car un système de “cut off date” risque sinon de leur faire tout perdre”, a ajouté Dickens Kamugisha.
Les ONG ont précisé avoir des témoignages concrets dans leur dossier, mais ne pas pouvoir les rendre publics pour des raisons de sécurité. Celles-ci ont en effet beaucoup de mal à travailler sur place. Un “poste de police pétrolière” (des policiers ougandais qui ne semblent être qu’au service de l’industrie pétrolière) a été mis en place à l’entrée du futur site, juste en face des bureaux du sous-traitant de Total chargé de procéder au rachat des terres. Ce poste sert de filtre en intimidant ONG et habitants sur place. Les premières peuvent difficilement travailler, les seconds n’osent pas parler. Ailleurs dans le pays, le travail des ONG est également mis à mal. Dickens Kamugisha a raconté des attaques de bureaux la nuit par la police gouvernementale, le vol d’ordinateurs, etc. “Nos partenaires menacés d’arrestation, c’est une situation très difficile”, a résumé Juliette Renaud. Les ONG ont bien tenté de se tourner vers la justice ougandaise, sans plus de succès.
La Constitution de 2015 oblige certes à compenser les terres saisies avant les expulsions, mais ce n’est pas le cas ici. “Nous avons fait un recours en 2014 devant la Cour suprême d’Ouganda mais l’affaire toujours pas audiencée et en attendant les gens n’ont rien”, a expliqué Dickens Kamugisha. Quant au dialogue avec Total, il est lui aussi plus que limité. “On a essayé de dialoguer, d’avoir des réunions, avant l’approbation de l’étude d’impact, mais ils nous ont ignorés, tout comme le gouvernement”, a déploré l’avocat ougandais. Les ONG ont obtenu la publication du premier “plan de réinstallation” (resettlement action plans, RAP), mais pas les suivants. Or ce premier plan montre que “les taux d’indemnisation des cultures sont sous-évalués par rapport à leur valeur réelle”, selon le dossier des ONG. Les risques pour les droits humains pourraient également concerner le voisin de République démocratique du Congo. La région qui jouxte l’Ouganda est particulièrement instable politiquement. Or le projet prévoit de mettre en place des forages horizontaux sous le lac Albert, qui est partagé par les deux pays, pouvant donc donner le sentiment que les Ougandais prennent le pétrole congolais. Le lac Albert est également concerné par les risques environnementaux qui pèsent sur le projet. Total insiste sur le fait que le premier puits est à 15 km du lac, mais de l’eau va être pompée et donc devoir être transportée. En outre, le projet nécessite le passage, sous le Nil, d’un oléoduc. En cas d’accident, c’est tout l’est de l’Afrique qui pourrait être affecté.
Enfin, le parc national de Murchison Falls compte des espèces protégées et est classé en zone humide d’importance internationale, importante pour la conservation des oiseaux, connue pour abriter des espèces rares, vulnérables et menacées. Le parc dans son ensemble abrite plus de 500 espèces d’animaux – différentes antilopes, lions, éléphants, hippopotames, phacochères – dont certaines menacées, comme la girafe de Rothschild. À cette heure, on ne sait même pas combien l’exploitation pétrolière est susceptible de rapporter à l’Ouganda, dont le PIB s’élevait en 2018 à 28,36 milliards de dollars (730 dollars par habitants) – à mettre en regard de la capitalisation boursière de Total, évaluée à 130 milliards d’euros environ début 2019.
Le gouvernement ougandais affirme que 80 % des gains iront au pays, mais les ONG sont échaudées par un épisode précédent, lorsque les entreprises ont refusé de payer les taxes normalement dues à l’occasion de rachats de titres. Les services juridiques de Total ne devraient pas chômer ces prochaines semaines. À ces deux mises en demeure s’ajoute en effet une demande de Greenpeace, adressée au gouvernement pour exiger que celui-ci sache d’où proviendra l’huile de palme importée par Total pour sa plateforme de La Mède (Bouches-du-Rhône). L’objectif de l’ONG est de déterminer l’impact de ces importations sur les forêts d’Asie du Sud-Est. Europe, Afrique, Asie : trois continents sur lesquels évolue Total, trois continents où l’activité de l’entreprise est contestée.