Déjà cosignataires de la tribune “Il faut alléger la dette africaine pour combattre le coronavirus”, publiée le 11 avril par Jeune Afrique, les huit grands noms africains de la politique et de l’économie reviennent ici sur la décision des ministres des Finances du G20 d’une suspension partielle du service de la dette de 77 États à bas revenus.
Les pays africains, comme beaucoup d’autres sur la planète, sont aujourd’hui confrontés à un choc sans précédent qui nécessite une aide financière substantielle et sans conditions, dans l’esprit du fameux « quoi qu’il en coûte » de l’ancien patron de la Banque centrale européenne, Mario Draghi. Cette crise est inédite et frappe toutes les régions en même temps. Les institutions sont submergées car l’urgence se manifeste à tous les niveaux : sanitaire, économique et social.
Le continent n’est pas encore frappé de plein fouet par la pandémie, pourtant son économie est déjà à l’arrêt. Elle enregistrera cette année son plus mauvais taux de croissance depuis trente ans et, déjà, la crise sanitaire fait naître des crises économiques, financières et alimentaires. Les conséquences de cette catastrophe peuvent être contenues, mais uniquement si nous intervenons immédiatement, collectivement, et si nous mobilisons toutes les ressources disponibles.
Les dirigeants des pays avancés, avec sagesse, ont déjà jeté aux orties toute notion d’orthodoxie financière et l’Afrique doit faire de même. Les premières décisions de la réunion des ministres des Finances et des gouverneurs de Banques centrales du G20 (G20 FMCBG) vont dans la bonne direction, mais il faut faire plus et viser plus haut.
Le 15 avril, conformément aux instructions des dirigeants des pays membres, ce G20 FMCBG a présenté un plan d’action visant à accroître les ressources pour faire face à la pandémie de Covid-19. Parmi les principales recommandations résumées dans son communiqué, il faut citer :
une constitution rapide du fonds de réponse d’urgence de 200 milliards de dollars créé à l’initiative des différentes banques multilatérales de développement
– l’appel à relever le niveau de contribution des États au Fonds fiduciaire d’assistance et de riposte aux catastrophes (ARC) et au Fonds fiduciaire pour la réduction de la pauvreté et pour la croissance (FFRPC)
– une suspension temporaire du paiement du service de la dette par les pays les plus pauvres, ce dernier point étant particulièrement important.
Ce plan d’action répond en partie aux demandes formulées dans notre précédent appel, mais il ne va pas assez loin.
L’augmentation des contributions aux banques de développement et au FMI apportera une aide bienvenue, mais la part qui ira à l’Afrique ne suffira pas à couvrir les 200 milliards de dollars dont l’Union africaine (UA) a estimé que le continent avait besoin pour se défendre contre la pandémie.
Quant à la suspension du paiement de la dette, elle n’est pas assez ambitieuse. Pour permettre à l’Afrique de combattre vraiment la maladie et ses conséquences économiques, nous préconisons donc les mesures suivantes :
1 – Élargir le nombre de pays bénéficiant d’un moratoire sur la dette
Au stade où nous en sommes, tous les pays dont la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (IBRD) considère qu’ils peuvent se financer sur les marchés sont exclus du moratoire. Sur le continent, cela concerne l’Algérie, l’Angola, l’Égypte, la Libye, le Maroc, l’Afrique du Sud et la Tunisie. Mais face à une crise comme celle du Covid-19, le critère retenu pour suspendre le remboursement de la dette devrait être la nécessité de combattre le virus et ses conséquences sur l’économie.
Or quatre des cinq pays africains les plus touchés par le coronavirus – l’Algérie, l’Égypte, le Maroc et l’Afrique du Sud – font précisément partie de ceux que le moratoire exclut. Le fait que la Libye soit déchirée par une guerre civile et durement affectée par la chute du cours du pétrole, ou que la Tunisie ait été l’épicentre du Printemps arabe, avec les risques potentiels que cela implique, devrait être pris en considération. Si la pandémie n’est pas vaincue dans ces pays, leurs voisins en subiront les conséquences, même si ces derniers parviennent à l’enrayer sur leur propre territoire.
De même, les difficultés économiques et financières de ces pays auront un impact significatif sur l’ensemble du continent. Les sept pays exclus du bénéfice du moratoire par les règles de l’IBRD représentent à eux seuls 50 % du PIB de l’Afrique, 46 % de ses exportations et 55 % des exportations au sein du continent. Ils pèsent aussi très lourd dans les relations économiques avec le reste du monde – pour ne donner qu’un exemple, ils représentent 72 % des importations depuis l’Union européenne – et dans les flux migratoires. Et le nombre de candidats au départ ne fera que croître si l’économie de ces pays s’effondre en privant leur jeunesse de toute perspective.
2 – Accroître la participation des créanciers privés
Le G20 FMCBG a appelé le secteur privé à se joindre à l’effort collectif d’allègement de la dette. C’est un bon début, mais il faut aller plus loin en chargeant le FMI de développer, avec l’UA et l’Institut de la finance internationale (IIF), un mécanisme qui garantira à la fois la soutenabilité de la dette et le futur accès des États aux marchés financiers.
Aujourd’hui, le secteur privé représente une part importante de la dette africaine, et surtout une part disproportionnée du paiement du service de celle-ci. Pour beaucoup de pays du continent, même relativement peu endettés, le remboursement des intérêts peut représenter plus de 20 % de leurs revenus.
C’est pourquoi l’objectif du moratoire ne pourra être tenu que si les créanciers privés participent à l’effort. Bien sûr, les pays demandant une suspension des remboursements devront le faire de leur plein gré, mais nous estimons que les pays identifiés par l’IBRD y ont tout intérêt, et tout doit être mis en œuvre pour les encourager à recourir à de tels mécanismes.
3 – Renforcer les droits de tirage spéciaux
Les droits de tirage spéciaux (DTS) sont un outil financier qui a fait ses preuves lorsqu’il s’agit de renforcer les ressources disponibles. En décidant d’attribuer aux pays qui en ont besoin une part des DTS existants non utilisés, ou bien en en créant de nouveaux – dont le montant total pourrait atteindre 500 milliards de dollars –, on fournirait le niveau de liquidités nécessaire aux banques centrales et aux entreprises privées.
Actuellement, le flux des devises à destination du continent s’est tari du fait de la fuite des capitaux, de la chute des cours des matières premières et de la forte réduction des échanges commerciaux et des entrées de touristes. Si bien que beaucoup de pays n’ont que deux semaines de réserves et que les devises africaines se sont dépréciées de 20 à 30 %.
Plusieurs banques centrales ont un besoin urgent d’être renflouées, tandis que les entreprises privées ne trouvent plus de sources de financement, ou seulement à des taux très désavantageux. Certaines de ces sociétés – dans l’aérien, l’hôtellerie ou le tourisme, notamment – doivent en outre rendre des comptes à des compagnies étrangères. Le secteur aérien africain, par exemple, a besoin de 1 milliard de dollars uniquement pour payer la location de ses appareils. Si nous voulons que ces entreprises évitent la faillite, il faut un apport de capital.
Cette crise de financement nous oblige à nous montrer innovants. Un véhicule financier ad hoc pourrait être créé afin de recueillir les fonds nécessaires, sur la base du volontariat. Il permettrait, s’il est bien conçu, d’alléger le poids de la dette tout en garantissant aux pays qui l’utiliseraient l’accès aux marchés internationaux. Quant aux prêteurs, ils bénéficieraient de créances à la fois plus liquides et plus solides. Nous pensons donc que le FMI, l’IIF et l’UA devraient être chargés d’explorer cette voie.
4 – Améliorer la gouvernance et la transparence quant à l’utilisation de ces ressources
Grâce à un allègement substantiel de leur dette, les gouvernements africains pourront se concentrer sur la protection des populations les plus fragiles, soutenir leur secteur privé – en particulier les PME – en lui assurant un accès au crédit, et limiter l’impact économique et bancaire de la crise actuelle. Mais en retour, ils devront rendre des comptes, faire preuve de plus de transparence, publier des prévisions fiables…
Certaines organisations font déjà beaucoup pour la transparence sur le continent, mais ce sont les pays eux-mêmes qui doivent user de leurs moyens technologiques pour tracer et analyser les fonds qui leur seront alloués. Quitte à demander l’aide des ONG et des sociétés spécialisées dans ce type de procédures.
L’heure n’est pas à l’hésitation mais aux réponses politiques fortes. C’est en prenant maintenant des mesures décisives que nous éviterons de futurs défauts de paiement qui provoqueraient le chaos sur le marché des dettes souveraines. C’est aussi ce qui nous permettra de sauver des millions d’emplois sur le continent, d’éviter une déstabilisation politique et sociale et d’empêcher une flambée de l’insécurité et des migrations.
Ngozi Okonjo-Iweala, membre de l’Africa Growth Initiative (Brookings Institution), ancienne ministre des Finances du Nigeria et directrice générale de la Banque mondiale
Brahima Sangafowa Coulibaly, directeur de l’Africa Growth Initiative (Brookings Institution), ancien chief economist de la Réserve fédérale américaine
Tidjane Thiam, membre du Council on Foreign Relations (Etats-Unis), ancien directeur général de Crédit Suisse
Donald Kaberuka, membre du comité de direction du Fonds mondial, ancien président de la Banque africaine de développement
Vera Songwe, membre de l’Africa Growth Initiative (Brookings Institution), secrétaire exécutive de la Commission Économique pour l’Afrique (CEA) des Nations-Unies
Strive Masiyiwa, fondateur et directeur exécutif d’Econet Global, philanthrope
Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), ancienne ministre des Affaires étrangères de Rwanda
Cristina Duarte, ancienne ministre des Finances du Cap-Vert
Auteur : Jeune Afrique