Auteur d’une biographie de Nelson Mandela (Payot et Rivages, 1994), Jean Guiloineau est écrivain et traducteur de métier. Après avoir traduit Nadine Gordimer, André Brink, Breyten Breytenbach, il a travaillé sur Les lettres de prison de Nelson Mandela (Robert Laffont) dont la parution est prévue pour juillet prochain, à l’occasion du centenaire de Madiba. En tant que biographe de l’illustre libérateur de l’Afrique du Sud, il a suivi de près ses démêlés politiques et sentimentaux avec son ex-épouse Winnie Madikizela-Mandela, décédée lundi le 1er avril, à 81 ans.
RFI : Il y a quelque chose de shakespearien dans le personnage à la fois flamboyant et fragile de Winnie Mandela qui vient de disparaître. Vous qui venez de traduire Les Lettres de prison de Nelson Mandela qui parlent beaucoup d’elle, que retenez-vous de l’ancienne épouse de Madiba ?
Jean Guiloineau : Non, Winnie Mandela n’était pas Lady Macbeth, qui personnifie pour moi l’esprit du mal. Difficile de la penser ainsi, car même si par son comportement, elle a pu gêner l’action de son ex-mari, ce n’est pas elle qui fut à l’origine de la radicalisation de Nelson Mandela. J’en veux pour preuve la création de la branche armée de l’ANC, Umkhonto we Sizwe, ou « la lance de la nation », au début des années 1960. Mama Winnie n’y était pour rien. Moi, ce que je retiens d’elle, c’est la phrase du journaliste du quotidien Le Monde qui écrivait récemment, en évoquant la célèbre scène de la sortie de prison de Mandela en 1990, main dans la main avec son épouse que « celui-ci connaissait à peine ».
Le couple s’était connu en 1957 ou 1958. Mandela raconte dans son autobiographie qu’il l’a vue devant l’hôpital à Soweto, cette très belle jeune fille, qu’il a voulu immédiatement connaître. Selon Winnie, ils se seraient rencontrés chez Olivier Tambo. Elle était une amie de son épouse. Toujours est-il qu’ils se sont mariés très vite, dès 1958. Elle était alors enceinte de trois mois. Mais, dès 1959, Mandela est entré dans la clandestinité. Il passait la voir de temps en temps, lors des rendez-vous secrets. Et puis, en 1962, il est parti pendant six mois à l’étranger, à Londres, après avoir fait le tour de l’Afrique.
A son retour, il est arrêté le 5 août 1962, et ne sortira de prison que vingt-sept ans après. Si vous faites le calcul, vous verrez qu’ils n’ont véritablement vécu ensemble qu’un an, un an et demi, deux ans au maximum. Ce qui explique la réponse bouleversante que Mandela a faite à un journaliste le surlendemain de sa sortie de prison qui lui demandait quel fut son plus grand choc en redécouvrant le monde après avoir vécu vingt-sept ans derrière les barreaux. Mandela lui avait répondu que son plus grand choc fut de se retrouver avec sa femme dans la chambre à coucher de leur maison à Soweto, le premier soir. Ils étaient devenus deux étrangers.
Les hommages qui pleuvent depuis la mort de Winnie Mandela rappellent l’esprit de défiance et de résistance de cette grande dame qu’on avait surnommée « mère de la nation ». Il n’en reste pas moins qu’elle a été une personnalité plutôt controversée.
Parler de controverses, c’est oublier la dureté de la vie qu’elle a connue dans l’Afrique du Sud sous l’apartheid, après l’emprisonnement de son mari. En même temps, je dois dire que le Congrès national africain (ANC) était un peu responsable de la situation dans laquelle elle s’est retrouvée. A un moment de la lutte contre l’apartheid, à la fin des années 1970, les dirigeants de l’ANC ont voulu personnaliser la lutte. Pendant les manifestations, sur les banderoles, il y avait une vieille photo de Nelson Mandela et sa photo à elle. Quand je vois ces banderoles, je dis toujours qu’on avait mis sur les épaules de Winnie le grand manteau de Nelson. C’est ainsi qu’est née d’ailleurs la légende de la « mère de la nation ».
C’était un rôle un peu trop grand pour elle, qui était encore une jeune mère de famille, sans convictions politiques réelles. Certes, elle se réclamait déjà d’extrême gauche et elle était pour la lutte armée jusqu’au bout, mais elle aurait eu du mal à construire un discours politique cohérent. On la comparait continuellement à Nelson Mandela, qui était un personnage hors du commun, qui avait déjà réfléchi sur l’avenir de l’Afrique du Sud et qui avait surtout une pensée politique structurée. Tout cela a joué en la défaveur de la jeune Winnie Mandela.
Dans les lettres qu’il écrit de la prison, qui seront publiées prochainement, que dit Nelson Mandela à son épouse ou à propos d’elle ?
Dans les lettres envoyées à Winnie, il y a d’abord beaucoup de tendresse. Il n’a pas oublié la relation qu’il y avait entre eux, même s’il est sans doute au courant déjà des rumeurs sur les nombreux amants qu’elle semblait collectionner. Cela ne l’empêche pas de la soutenir dans ses différentes épreuves. Il savait qu’elle était harcelée par la police, par les informateurs. Il envoie des lettres aux autorités, notamment au ministre de la Justice du régime pour demander qu’on autorise un homme de la famille de Winnie de venir vivre à Soweto avec elle pour la protéger.
Il demande qu’on lui donne un permis de port d’armes, parce qu’elle est agressée continuellement par des gens qui sont mal identifiés, mais qui sont manifestement de petits malfrats à la solde de la police. On crève les pneus de sa voiture, on casse les vitres de la maison en tapant à la fenêtre la nuit. Le très grand souci de Nelson Mandela, c’est le problème de l’éducation de ses deux filles. C’est un sujet qui revient régulièrement dans les courriers à Winnie. Il y a toutes ces choses dans les lettres de Nelson Mandela. Il essaie de la soutenir, de la protéger, de protéger les enfants, avec toutefois le sentiment croissant d’une très grande impuissance. Il est en prison. Il ne peut rien faire, à part écrire des lettres !
Dans les années 1970, la situation dans le pays change, avec Soweto au cœur des turbulences politiques. N’est-ce pas un peu grâce à Winnie Mandela qui leur rend visite que les prisonniers de Robben Island parviennent à rester informés ?
Sauf que ces visites ne sont pas très fréquentes. C’est loin en voiture. Et quand Winnie arrache l’autorisation de venir rendre visite à son mari, le couple n’a que 40 minutes pour se dire tout ce qu’ils ont à se dire. Trop peu, trop frustrant ! Mandela réclame ce qu’on appelle des « visites de contact ». Mari et femme peuvent être dans la même pièce et se parler directement, se toucher. Ce sont des visites qui durent deux heures, le temps qu’il faut, écrit Mandela dans ses lettres, pour parler des problèmes de famille, de l’éducation des deux filles. Mais les autorités refusent obstinément.
Parallèlement, il y a du nouveau dans les années 1970, avec l’arrivée à Robben Island de jeunes prisonniers. Ces jeunes ont une attitude très différente à l’égard des autorités. Par exemple, ils n’enlèvent plus leurs casquettes quand ils s’adressent à leurs geôliers. C’est le signe que les choses sont en train de changer à l’extérieur. Winnie est en phase avec ces jeunes, avec la montée de la révolte parmi la jeunesse noire de Soweto qui ne supportait plus cette vie tronquée que leur proposait le régime ségrégationniste. Ils vont payer un lourd tribut, car la répression sera sanglante, comme on le sait.
Mandela et ses compagnons, enfermés dans leur prison de haute sécurité, sont en décalage par rapport à ce mouvement de fond qui se lève dans le pays. Pendant un temps, Winnie va jouer son rôle d’intermédiaire entre les deux générations, d’autant que, dans le parti, la base a besoin d’avoir des nouvelles de leurs leaders, d’obtenir des instructions sur la conduite à tenir face à un gouvernement de plus en plus déterminé.
En 1990, Mandela est libéré et très vite les négociations sont lancées pour décider du partage du pouvoir entre majorité noire et minorité blanche. Un an plus tard, un tribunal sud-africain déclare Winnie Mandela coupable de complicité dans l’affaire des jeunes hommes tués à Soweto par sa garde rapprochée. Est-ce que cette affaire va déstabiliser Mandela ?
On l’a oublié aujourd’hui, mais quand les négociations ont démarré, les Blancs sud-africains appréhendaient énormément les résultats des négociations. Dans leurs rêves les plus fous, ils n’auraient pu imaginer le modus vivendi sans grand bouleversement que Mandela a réussi à obtenir. Ils faisaient donc tout pour ralentir les négociations basées sur le principe donnant-donnant. Or, chaque fois que Mandela réussissait à obtenir un compromis, les tribunaux ou la presse afrikaner sortaient un scandale lié à Winnie, pour limiter la marge de manœuvre de la communauté noire. C’est à mon avis l’une des raisons qui va pousser Mandela à accélérer le processus de sa séparation avec Winnie de sorte que le camp d’en face ne puisse instrumentaliser les inconduites de sa femme pour le mettre en difficulté.
Le divorce surviendra en 1996…
Ils vivaient séparément depuis déjà quatre ans. Mandela voulait une séparation à l’amiable. Winnie l’a acceptée. Cette séparation était autant sentimentale que politique. Winnie Mandela qui était proche de la sensibilité de la frange de l’extrême gauche du parti n’a eu de cesse de critiquer son illustre mari pour l’accord historique passé avec les Blancs pour mettre fin à la ségrégation. Les trente ans de prison de Nelson Mandela l’avaient aussi éloigné sentimentalement de son époux. Ils ont payé tous les deux un très lourd tribut à l’Histoire. Leur amour est sans doute l’une des plus grandes victimes de l’apartheid.
rfi