«J’ai tourné la tête, j’ai vu tous ces cadavres par terre»: Boutcha, un cimetière à ciel ouvert

«J’ai tourné la tête, j’ai vu tous ces cadavres par terre»: Boutcha, un cimetière à ciel ouvert

Des dizaines de corps de civils ont été découverts à Boutcha, une ville de la banlieue de Kiev occupée par les forces russes pendant un mois. Tout juste libérée, les troupes ukrainiennes y ont vu l’horreur.

Le commandant Stanislav Poloukhin ordonne à son chauffeur de s’arrêter. Au sol, les corps de deux civils. L’un d’entre eux est décapité. Le crâne presque momifié est posé aux pieds du cadavre. Une mâchoire édentée. Quelques touffes de cheveux gris. Plus de visage. L’effroi. Quand ? Comment ? Pourquoi une telle chose a pu arriver ? Le commandant ne se l’explique pas.

« J’ignore ce qui a pu se produire ici, témoigne-t-il. Je constate seulement que ces deux cadavres sont là depuis un moment. Au moins deux ou trois semaines, je dirais… Peut-être plus. Regardez dans quel état ils sont. Je ne sais pas comment ils sont morts. Une mine peut-être. En fait, je n’en sais rien du tout. »

Boutcha était une position de tir pour les Russes, c’est à partir de là qu’ils ont pilonné le front d’Irpin pendant des semaines, mais la commune de Boutcha elle-même n’a quasiment pas été touchée : les routes sont praticables, les bâtiments sont debout. On est obligé de se demander ce qui est arrivé à ces civils qui gisent dans la rue.

Lundi 4 avril, nos envoyés spéciaux ont vu une demi-douzaine de cadavres dans les rues de Boutcha. Des corps parfois calcinés, aux membres manquants. D’autres abandonnés au bord de la route. Comme celui d’un homme d’une soixantaine d’années, mort en pleine rue avec ses provisions étalées autour de lui. Deux autres dépouilles découvertes à proximité d’un cratère d’obus, la tête arrachée. Impossible d’établir les circonstances de leur décès, mais il s’agissait à chaque fois de victimes civiles. Aucune ne portait d’uniforme, mais des vêtements de tous les jours : des chaussures de sport, un pantalon, un blouson ou un manteau d’hiver.

Révulsé, le commandant reprend la route. Un paysage désolé. Une ville broyée par les combats. Colère, amertume, un mélange de sentiments s’exprime. La haine. Stanislav, « Slava » comme l’appellent ses hommes, parle à cœur ouvert : « Je les déteste, je déteste Poutine et son armée. Et tous ces gens qui ont voulu cette guerre contre l’Ukraine. Je veux que cette guerre s’arrête. Est-ce que je veux me venger ? Évidemment. Mais je ne souhaite pas au peuple russe les mêmes atrocités. Les Russes sont innocents. D’une certaine manière, ce sont des prisonniers dans leur propre pays. »

« Ils l’ont abattu comme ça, sans raison »
Le commandant Stanislav et ses hommes vont à la rencontre des civils, majoritairement des personnes âgées. Des rescapés de l’horreur, traumatisés. Mykola Zakharchenko est l’un d’eux. Il témoigne : ici, les Russes ont exécuté des personnes de sang-froid. « J’ai vu une femme à côté de chez nous, un peu plus haut dans la rue, elle essayait de se cacher, elle a voulu entrer dans une maison… Et pan. »

Un autre jour, les Russes sont arrivés et « ils ont explosé toutes les voitures et un tracteur au bazooka, raconte-t-il. Il y avait quelqu’un qui faisait cuire son repas sur un feu dehors, il a jeté une bûche dans le feu et ils l’ont abattu comme ça, sans raison. Il devait avoir 70 ans. »

Un de ses voisins, sorti de son abri souterrain, a été visé par les Russes. Ils lui ont tiré une balle dans la jambe. Ensuite, « ils l’ont laissé par terre », poursuit Mykola Zakharchenko. « Tout ça, je l’ai vu de mes propres yeux. J’ai vu un homme entrer dans son garage, ils ont tiré dedans au bazooka. J’étais là quand on a ramassé ses restes. On a rempli quatre sacs plastiques et on les a enterrés. » Faute de pouvoir aller au cimetière, il a dû creuser la fosse dans le jardin.

Il dit aussi avoir dû utiliser une pelleteuse pour déplacer les cadavres de plusieurs personnes afin de les enterrer dans un trou creusé derrière la ligne de chemin de fer. Des corps appartenant à des habitants décédés de mort naturelle, et ceux « abattus par les Russes. »

Trois cents corps disséminés dans la ville
Natalia Stepanenko, une habitante de Boutcha, rapporte, elle aussi, des scènes d’horreur. Elle s’est barricadée dans sa maison avec sa famille et n’est pas sortie pendant un mois. Depuis sa petite fenêtre, elle a vu les tanks russes arriver. « On était coincés comme des otages, relate-t-elle. J’ai essayé d’aller voir mon voisin, mais sa maison venait de brûler. Il m’a pris dans ses bras, il m’a dit qu’il n’avait plus rien. Et quand j’ai tourné la tête, j’ai vu tous ces cadavres par terre… »

Autour d’elle, des impacts trouent le sol. « Ce sont les bombardements, poursuit-elle. Ça tombait tout le temps et on est allés se cacher au sous-sol. C’est comme ça qu’on a survécu avec toutes ces bombes et tous ces tirs… Et à côté de nous, dans la maison d’à côté, il y avait ces soldats tchétchènes qui faisaient la fête tous les soirs. »

Aucun bilan définitif n’a encore été donné sur le nombre de morts retrouvés à Boutcha, mais la morgue est débordée. Sergeï est un fossoyeur volontaire. Il dit avoir retrouvé environ 300 corps dans la ville, dont seulement trois portaient un uniforme de soldat.

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