Les Africains vont demander 300 milliards de dollars sur trois ans le mois prochain au FMI et à la Banque mondiale afin de pouvoir lutter contre la très grave crise économique provoquée par le Covid 19. À la tête de ce combat, il y a le président en exercice de l’Union africaine, le Sud-Africain, Cyril Ramaphosa et ses quatre envoyés spéciaux dans le monde. Le Franco-Ivoirien Tidjane Thiam est l’un d’entre eux. Ancien ministre ivoirien du Plan, ancien patron du Crédit suisse, le grand banquier répond aux questions de RFI.
RFI : Est-ce qu’on peut mesurer l’impact du Covid-19 sur le continent africain six mois après que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a déclaré la vague épidémique de Covid-19 comme pandémie ?
Tidjane Thiam : Oui. Je crois que l’impact en termes de santé est lourd. Je souhaite vraiment saluer la mémoire ici de toutes les victimes et de toutes les familles qui ont été affectées par ça, y compris aussi les personnels de santé. Cela dit, le bilan reste moins lourd que dans d’autres parties du monde. Là où il y a eu un impact plus sévère, c’est sur le plan économique. Si vous regardez en fait ce qui se passe : les pays développés ont fait des interventions massives -on parle de 13 000 milliards de dollars-, ce qui fait que l’économie globale, l’économie des pays développés n’a pas tellement souffert, mais les pays moins développés ont été très affectés avec des exportations en baisse de 20% dans les pays pauvres, des investissements étrangers en baisse de 33%, et aussi des revenus transférés par les émigrés, qui sont des ressources importantes pour beaucoup de pays, en baisse de 22%. Tout cela, ce sont des chocs économiques assez sérieux.
On estime que les Africains sont 100 fois moins touchés que les Européens. Est-ce qu’on explique cette relative bonne nouvelle ?
C’est vrai que c’est une bonne nouvelle. On compte les morts en Afrique en dizaine de milliers pour une population d’un milliard 300 millions de personnes. Donc, ce sont des chiffres beaucoup plus faibles qu’ailleurs. Donc, on s’en réjouit.
On parle évidemment de la jeunesse de la population, mais ce n’est pas la seule raison. Peut-être que les Africains disposent-ils d’une immunité collective contre cette maladie ?
Ce qui est sûr, c’est que l’âge est un facteur important, et que la majorité des morts dans les pays développés avaient au-delà de 65 ans. Pour le reste, pour ce qui est des problèmes médicaux en soi, je ne vais pas me prononcer là-dessus, je n’ai juste pas la compétence nécessaire.
Est-ce qu’on peut savoir si c’est année, le continent africain sera en croissance ou en récession ?
Mon avis personnel, c’est qu’il y a un risque de récession important. J’hésite à répondre simplement parce que la réponse dépend en partie de la disponibilité d’argent frais pour l’Afrique ou pas. Et donc, un des combats que les États africains mènent actuellement, c’est un combat pour qu’il y ait des ressources fraiches, un afflux de capitaux dans les économies africaines.
Mais cet argent frais, est-ce que vous ne l’avez pas obtenu par le moratoire d’une année sur la dette, accordé par les pays du G20 ?
Le moratoire est utile, mais regardons les chiffres : j’ai parlé de 13 000 milliards de dollars d’infusion pour les pays développés. Et nous avons demandé, nous les pays africains, 300 milliards de dollars sur trois ans. Donc, 100 milliards de dollars par an. Donc, 100 milliards de dollars par rapport à 13 000 milliards de dollars, il faudrait voir la différence et le moratoire est utile, mais ce n’est qu’un moratoire et il porte sur des sommes relativement modestes. Et là, le grand sujet, sans être trop technique, mais ce sont les droits de tirage spéciaux pour le FMI [Fonds monétaire international], c’est une idée que le FMI et madame Kristalina Georgieva soutiennent. Et nous sommes en train de faire beaucoup de lobbyings auprès des pays membres du FMI parce que cela pourrait mettre à disposition de l’Afrique des ressources vraiment très importantes et très rapidement.
Le moratoire ne vous donne que quelques dizaines de milliards de dollars d’argent frais alors que les droits de tirage spéciaux (DTS) prônés par madame Kristalina Georgieva et l’un de ses prédécesseurs, Dominique Strauss-Kahn, ça vous en donnerait beaucoup plus ?
Ça nous en donnerait beaucoup plus. On serait beaucoup plus proches des 100 milliards dont on parle ici par an. Si on ne fait rien, on risque de perdre des années de progrès et d’être ramenés en 2009 ou 2010. Il y aura un moment important qui sont les rencontres de la Banque mondiale et du FMI en octobre. Et il y a beaucoup de discussions dans les coulisses pour essayer d’arriver à une décision sur les DTS à ce moment-là.
Au mois d’avril dernier, vous disiez que l’Afrique risquait une récession de 2% sur cette année 2020. Vous êtes toujours aussi pessimiste ?
Cela reste malheureusement possible.
Et malgré tout, y a-t-il quelques pays du continent qui auront une petite chance de ne pas être en récession et d’enregistrer quand même un petit taux de croissance cette année 2020 ?
Oui. Je crois qu’il y aura quand même quelques pays qui seront positifs, mais avec un très fort ralentissement. Donc, quand vous passez de 5 ou 6% de croissance à 1 ou 2% de croissance, techniquement ce n’est pas une récession, mais c’est une énorme baisse de la croissance. C’est une baisse de plus de deux tiers et ce sera ressenti comme telle par la population.
Et combien de millions d’Africains risquent d’être mis au chômage par cette crise économique ?
Les évaluations varient, mais malheureusement elles se chiffrent en dizaines de millions parce qu’il y a un certain nombre de secteurs qui sont frappés de plein fouet, notamment le tourisme qui est aussi très générateur d’emplois dans beaucoup de pays. Clairement, j’ai cité le chiffre de 20% de baisse des exportations, mais clairement aussi beaucoup de secteurs qui emploient beaucoup de main d’œuvre qui exportent, donc on chiffre les pertes d’emplois en dizaines de millions. Dans tous les cas, ce seront des chiffres très importants.
Est-ce que les économies africaines sont en crise parce que les matières premières ont dégringolé, parce qu’il y a moins de touristes ou tout simplement parce que les gouvernements ont trop confiné ?
Je crois qu’il y a plusieurs groupes de pays. Il y a des pays qui étaient déjà en ralentissement économique avant le Covid, donc ceux-là souvent ont été frappés très durement par le Covid, cela a amplifié.
Vous pensez à quels pays par exemple ?
Je vous laisserai tirer vos propres conclusions. Il y a un deuxième groupe de pays qui étaient en croissance et où le Covid a fait de gros dégâts. Des pays qui étaient bien gérés et qui sont sous l’effet d’un choc complètement exogène. Ce n’est absolument pas de la faute de ces gouvernements-là.
Donnez-moi un exemple au moins d’un pays qui est touché par ce facteur exogène ?
Vous prenez des pays comme le Rwanda qui fonctionnait, qui était bien géré, qui performait bien ; un pays comme la Côte d’Ivoire aussi est touchée par ça ; un pays comme le Ghana est touché par ça. Ce sont des pays qui avaient de bonnes performances économiques et qui ont des difficultés principalement du fait du Covid.
Je reviens sur le plan sanitaire. Que faites-vous au niveau de l’Union africaine pour que les Africains soient mieux soignés, aient plus facilement accès aux médicaments et demain aux vaccins ?
Donc, le travail qui est fait sur le plan physique… En fait, pour avoir des médicaments et des équipements de protection du personnel médical, etc., ça c’est vraiment très innovateur et c’est extraordinaire ce travail. C’est Strive Masiyiwa, un entrepreneur zimbabwéen, qui a dirigé ça. On a travaillé énormément avec la Chine. Et on a passé des accords qui nous permettent d’avoir des quotas techniquement à des prix de gros. Je crois que tous les pays africains ont signé, sauf deux. C’est une plateforme informatique qui a été faite par une informaticienne sénégalaise qui a présenté cela à l’ensemble des chefs d’État. Et cela permet l’achat en gros, ça permet de regrouper les pays africains et de leur permettre d’avoir un pouvoir d’achat beaucoup plus important sur le marché des médicaments. Donc, ce sont des accords passés avec la Chine qui vont bien avancer. Maintenant, sur le vaccin, on travaille, on commence tout juste. On a une estimation qui est à peu près de 10 milliards de dollars. On va avoir des achats de vaccins suffisants pour faire une différence sur le terrain.
C’est le prix que l’Afrique devra payer pour acheter les vaccins nécessaires aux populations ?
Au moins au départ.
Une fois évidemment que le vaccin aura été trouvé…
Je dirais que c’est un événement que nous attendons tous avec beaucoup d’impatience et d’espoir.