Depuis un certain moment, l’art contemporain indien, cela semble être surtout lui, Subodh Gupta. À 54 ans, l’artiste, né dans une petite ville dans le Bihar, vit et travaille toujours dans son pays, dans un grand atelier dans la banlieue de Delhi, malgré ses succès dans le monde entier. Pour sa première rétrospective en France, « Adda / Rendez-vous », à la Monnaie de Paris, il a frappé lui-même une médaille à son goût : subtile, précieuse, très épicée et d’une valeur universelle.
« Venez, venez, la présentation commence ! » Le vernissage du matin démarre bien à l’image de l’œuvre de Subodh Gupta : transformer un moment banal en acte cérémoniel, tout le monde rassemblé devant la tête monumentale Very Hungry God (2006), une sculpture construite à partir de centaines d’ustensiles de cuisine en acier inox. Unknown treasure(2017), une composition de trouvailles à première vue sans valeur, nous rappelle qu’il y a partout des trésors inconnus à découvrir.
En veste bleu foncé sobre et après un « Hi everyone », Subodh Gupta exprime sa joie d’être en fusion totale avec le lieu, la Monnaie de Paris, « un espace extraordinaire. Faire partie de ce bâtiment est une aventure et m’a permis de ne pas faire de compromis pour cette exposition. »
« Pure », la bouse de vache de Subodh Gupta
Parmi les 30 œuvres exposées, dont deux inédites, la pièce la plus ancienne de la rétrospective s’appelle Pure (1999), une vidéo de dix minutes où il se recouvre de bouses de vache. « C’est une pièce qui résume bien la manière dont il va travailler ensuite, l’utilisation d’objets très quotidiens, remarque la commissaire Camille Morineau. La bouse de vache est très loin de l’art. Et il y a un vrai rapport de ces objets-là avec la spiritualité, la religiosité, parce que, en Inde, la bouse de vache sert à purifier. C’est le contraire du sens qu’on lui attribue, nous, en Occident. »
Sans détour, Subodh Gupta se raconte à travers ses œuvres. Peintre de formation, il a depuis longtemps presque délaissé la peinture pour d’autres formes d’expression. I Go Home Every Single Day (2004-2014) n’est pas une simple vidéo sur le retour à la maison d’un inconnu. Ces scènes banales où l’on voit défiler des gens et des trains quelque part à la campagne en Inde, témoignent de son enfance à Khagaul, une petite ville dans l’un des plus pauvres États de l’Inde, le Bihar : « 99 pour cent des gens de ma ville natale vivaient du chemin de fer, comme mon père, mon grand-père et tous les membres de ma famille. Je suis un fils du rail. »
« En Inde, même si on ne t’aime pas… »
Un simple gobelet en inox, rempli d’eau à ras bord, sur un petit escabeau en bois, se révèle œuvre conceptuelle à résonnance humaniste : « En Inde, même si on ne t’aime pas, on t’offre un verre d’eau ». Ce sont ces petits gestes quotidiens sublimés par un esprit aussi artistique que spirituel qui font la « pâte » de Subodh Gupta. Pour lui, « faire du pain est un acte de performance », matérialisé par Atta, justement une sculpture exprimant son désir de mettre la main à la pâte d’une façon artistique. Par la force de ses souvenirs, l’alchimiste Subodh Gupta ressuscite une ancienne porte d’entrée ancrée dans sa mémoire sous forme d’une porte dorée en bronze. Dans la vidéo Spirit Eaters, il nous montre des « mangeurs d’esprits » engloutissant – contre de l’argent – du yaourt et du riz pour les êtres décédés…
Chez Gupta, le thème de voyage est omniprésent et à la fois spirituel et matériel. On contemple une pirogue, des vélos et des paquets emballés, véritables œuvres d’art. Des bagages incroyablement bien ficelés appartenant à des migrants et des travailleurs exilés : « ils ne transportent pas des objets, mais leurs rêves », remarque Subodh Gupta pour rendre justice à la poésie des pauvres tout en précisant : « je ne veux pas devenir politique ».
Faire vibrer l’univers, le caractère politique de l’artiste indien
Ceci dit, on découvre que cet artiste souvent célébré comme assemblagiste d’objets parfois spectaculaire, parfois amusant, est beaucoup plus engagé qu’il paraît. Par exemple, son œuvre en or, 1 KG War, « 1 kilo de guerre », donne du poids à ses idées : « On oublie que son travail a un contenu souvent très politique, affirme Camille Morineau. Il parle du monde aujourd’hui, des tensions du monde, il peut parler de guerre, de migration économique et politique. C’est quelqu’un qui regarde le monde avec un regard assez critique. 1 KG War a été créé au moment de la guerre du Golfe et résume son regard sur cette guerre, c’est-à-dire sur une guerre motivée par l’argent. C’est une petite pièce, mais très symbolique. Il représente bien le caractère très politique de son travail. »
Chez Subodh Gupta, rien ne reste anodin. Quand il célèbre les cinq éléments : la terre, l’eau, le feu, l’air… la quintessence est bercée chez lui par le cosmos. Avec Anahad (2016), une installation composée de quatre miroirs peu banals, il fait vibrer le son de l’univers. Une fois stimulés, les miroirs produisent un bruit terrifiant. Pour lui, c’est là où tous les tremblements de notre planète convergent : « les tsunamis, la Syrie, Trump, Putin… »
Subodh Gupta, entre Marcel Duchamp, Damien Hirst et Ai Weiwei
À tort, on lui a collé l’étiquette d’un « Damien Hirst de Delhi » après avoir eu recours, lui aussi, à un crâne comme l’artiste britannique. Mais, au fil du parcours, on découvre beaucoup plus de ressemblances avec l’œuvre du dissident chinois Ai Weiwei qu’avec Damien Hirst : « oui, pour moi, il est aussi plutôt dans la lignée d’Ai Weiwei, souligne Camille Morineau. Donc, un travail aussi très politique, très porté sur l’histoire. Et puis, Ai Weiwei fait aussi des performances, comme Subodh. Le travail du corps, son propre corps est très important. Donc, il y a une similarité. »
Autre découverte grâce à la rétrospective, la proximité de Subodh Gupta avec Marcel Duchamp (par exemple des toilettes en bronze) et la France en général : « La France est un pays très important pour lui, parce que c’est d’abord en France qu’il a été découvert. Il y a été montré très tôt, à l’ouverture du Palais de Tokyo. Et son travail parle pas mal de l’art français, par exemple de Duchamp et du Nouveau Réalisme. Donc, aussi formellement, il y a des liens forts. Sachant que le mouvement du Nouveau Réalisme a utilisé l’objet à des fins souvent politiques, avec des contenus politiques, à la différence du pop art aux États-Unis. Il y a quelque chose d’assez français dans sa manière de travailler en tant qu’artiste. »
De la sculpture vers le son et l’immatériel
La rétrospective à la Monnaie de Paris révèle aussi le virage radical pris par l’artiste indien de l’objet à l’immatériel. « Le passage du matériel à l’immatériel a toujours été présent chez Gupta. Ces dernières années, il a pris le risque de le faire vraiment, par exemple en faisant une pièce presque uniquement sonore, une installation de miroirs qui se mettent à vibrer. Ou l’installation sonore des piliers dans la cour de la Monnaie de Paris. Ce passage de la sculpture au son est quelque chose de nouveau et je pense qu’il prend un vrai risque. »
Jusqu’ici, le public et les collectionneurs lui sont restés fidèles. En mars, lors de sa visite d’État en Inde, le président français Emanuel Macron lui a même rendu visite dans son atelier dans la banlieue de Delhi. Une preuve de plus pour la force d’attraction de l’œuvre d’un artiste qui veut continuer à vivre et travailler en Inde : « il y a très peu de musées, peu de galeries, peu de collectionneurs en Inde, commente Camille Morineau. C’est un marché beaucoup plus difficile que le marché chinois, par exemple. Ce qui rend la position de Subodh Gupta assez courageuse. Rester en Inde montre une forme d’engagement et qu’il aime son pays et sa ville qui est quand même une ville assez difficile à vivre. »