Dans l’affaire des sous-marins, la France paie une politique « trop douce » face à la Chine

La France ne décolère pas suite à la perte du mégacontrat de plusieurs milliards de dollars pour la vente de sous-marins à l’Australie. Mais alors que Paris crie à la “trahison”, nombre d’analystes estiment que la décision de Canberra est avant tout liée à l’évolution de la menace chinoise, ainsi qu’à la position de la France vis-à-vis de Pékin, perçue comme trop ambiguë côté anglo-saxon.

Charles de Gaulle a un jour déclaré : “Les traités, voyez-vous, sont comme les jeunes filles et les roses : ça dure ce que ça dure !” L’Australie a donné une illustration brutale du bon mot du fondateur de la Ve République, en abandonnant un accord de fourniture de sous-marins français vieux de cinq ans en faveur de submersibles nucléaires américains, dans le cadre d’un nouveau pacte de défense avec Washington et Londres.

Au-delà de la surprise et l’indignation affichées par la France, certains analystes pointent des signes avant-coureurs et notamment une détérioration considérable des relations entre la Chine et l’Australie, depuis la signature de l’accord franco-australien en 2016, qui expliquerait le revirement de Canberra.

Le contrat de 66 milliards de dollars (56 milliards d’euros) que l’Australie a signé en 2016 pour que la société française Naval Group, détenue majoritairement par l’État, fournisse 12 sous-marins à la Royal Australian Navy a été une aubaine pour l’industrie de la défense française.

Mais en quelques années, l’affaire aurait perdu de son attrait côté australien. Préoccupée par la politique étrangère de plus en plus belliqueuse de la Chine, Canberra craignait que les sous-marins de la France, à propulsion conventionnelle (diesel-électrique), ne soient plus adaptés à ses besoins.

“La Chine nous a tous surpris”

En conséquence, l’Australie a contacté en mars son allié britannique pour lui demander de l’aide afin de persuader les États-Unis de lui remettre une technologie qu’ils n’avaient jusqu’alors partagée qu’avec le Royaume-Uni.

« Ce qui a motivé la décision de l’Australie est une réévaluation de son environnement stratégique, principalement en raison du comportement de la Chine au cours des dernières années. Pékin a vraiment intensifié son affirmation dans la région indo-pacifique, ce qui a changé les perceptions sur le niveau de danger potentiel », analyse Brendan Sargeant, secrétaire associé à la défense de l’Australie de 2013 à 2017, aujourd’hui directeur du Centre d’études stratégiques et de défense de l’Australian National University. « Cet environnement est différent de ce qu’il était il y a cinq ans et la rapidité de ce changement a déjoué nos évaluations. La Chine sous le président Xi Jinping nous a tous surpris » reconnaît-il.

« Ce n’est pas que les sous-marins français sont mauvais, mais pour l’avenir, l’option nucléaire a beaucoup plus de sens, car avec elle, l’Australie peut mener des opérations sur de longues distances et de longues périodes et sera capable de répondre à la croissance des capacités chinoises ».

Pour Brendan Sargeant, la portée des sous-marins nucléaires américains représente un avantage particulièrement important pour l’Australie, car ils devront beaucoup s’éloigner de leurs bases pour patrouiller dans l’Indo-Pacifique : « Il est difficile de baser des sous-marins au nord de Stirling [une base navale située dans la partie méridionale de la côte ouest de l’Australie], l’eau est trop peu profonde et l’amplitude des marées est énorme. Les sous-marins devront donc aller très loin pour patrouiller dans l’océan Indien ou dans le nord de l’Asie, et cela se heurterait aux limites de la technologie des sous-marins conventionnels.  »

« Scepticisme à l’égard de Paris”

Ce changement de paradigme australien, qui consiste à passer d’un engagement de prudence face à la Chine à la préparation d’une potentielle confrontation, reflète une nouvelle approche partagée par Washington et Londres. En revanche, la politique chinoise de la France demeure plus ambiguë, Paris partageant la ligne officielle de l’UE selon laquelle Pékin est à la fois un partenaire, un concurrent et un rival.

Graduellement, l’écart s’est creusé entre la position d’Emmanuel Macron et la vision majoritaire dans le monde anglophone. Les appels à « se liguer tous ensemble contre la Chine » créent un « scénario de la plus grande conflictualité possible » et sont « contre-productifs », a déclaré le président français, en février, lors d’une discussion diffusée par le groupe de réflexion de Washington DC, l’Atlantic Council.

« La France a une approche plus prudente vis-à-vis de la Chine, alors que ce que l’Amérique veut, c’est que les pays s’unissent collectivement et s’équilibrent face à Pékin », décrypte Shashank Joshi, rédacteur en chef de la section défense de The Economist.

Emmanuel Macron a concrétisé cette position lorsqu’il a soutenu la chancelière allemande, Angela Merkel, dans la conclusion de l’accord global sur les investissements avec la Chine, dévoilé en décembre 2020.

Si cet accord représentait des gains certains pour de grosses entreprises européennes comme les constructeurs automobiles allemands, Emmanuel Macron et Angela Merkel ont néanmoins été accusés de naïveté, en accordant du crédit aux engagements de la Chine en matière de transferts de technologie et de recours au travail forcé. De l’autre côté de l’Atlantique, la nouvelle administration Biden a été déçue que l’UE ait rejeté ses demandes de consultation sur les relations économiques européennes avec la Chine. En mai, le Parlement européen a finalement suspendu l’accord en protestation, à la suite de sanctions imposées par Pékin à plusieurs députés et chercheurs européens spécialistes de la Chine.

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« À Washington, cet épisode a contribué à un scepticisme à l’égard de Paris », souligne Robert Singh, professeur de politique américaine à Birkbeck, Université de Londres. « La France est considérée comme trop douce avec la Chine, alors que les États-Unis s’inquiètent de voir l’influence économique grandissante de Pékin menacer les alliances sécuritaires américaines. L’engagement de la France dans cet accord commercial avec la Chine a beaucoup déçu l’administration Biden », poursuit Robert Singh. « Je pense que les États-Unis ne se soucieront pas beaucoup d’avoir indigné la France avec cet accord sur les sous-marins australiens. »

Les États-Unis, “le meilleur partenaire”

Si Joe Biden compte faire part de sa désapprobation concernant la politique chinoise de la France lors de sa conversation téléphonique avec Emmanuel Macron, attendue dans les prochains jours, le président français pourrait mettre en avant ses actions dans l’Indo-Pacifique en réponse aux menaces de Pékin contre les alliés occidentaux.

Car la France effectue des patrouilles navales dans le détroit de Taïwan au moins une fois par an, pour soutenir la liberté de navigation, et a même déployé, en février, un sous-marin nucléaire en mer de Chine méridionale, dont la quasi-totalité est revendiquée de manière controversée par Pékin.

Décrire la France comme douce à l’égard de la Chine est « injuste », estime Shashank Joshi, suggérant que le terme « ambivalent » est plus approprié. Mais il semblerait que cette ambivalence ne soit pas jugée suffisante par les États-Unis et l’Australie. Car outre l’aspect purement technologique conférant aux sous-marins américains nucléaires un avantage, l’approche géostratégique de la France a également contribué à créer de la distance avec Canberra, juge Richard Whitman, professeur de politique et de relations internationales à l’université du Kent.

« Les États-Unis réfléchissent à la manière de contenir la Chine. L’Australie partage cette vision, contrairement à la France qui cherche à accommoder Pékin », pointe le spécialiste. « En conséquence, les États-Unis apparaissent comme le meilleur partenaire. La France a toujours été un partenaire de second ordre qui pouvait compléter, plutôt que remplacer, tout ce que les États-Unis pouvaient avoir à offrir. »

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