Analyse: «L’offensive turque en Syrie ne devrait pas durer plus d’un mois»

Jana Jabbour, politologue, enseignante à Sciences Po et spécialiste de la Turquie, décrypte pour RFI l’offensive lancée mercredi par la Turquie en Syrie. Baptisée « source de paix », cette opération militaire vise les forces kurdes basées dans le nord-est syrien. Les Kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) sont considérés comme des « terroristes » par Ankara qui souhaite établir une « zone de sécurité » à la frontière. Recep Tayyip Erdogan a profité du retrait américain de plusieurs postes d’observation pour lancer ses troupes à l’assaut.

RFI : Ce n’est pas la première fois que la Turquie affronte les forces kurdes dans le nord de la Syrie. On se souvient de l’opération « Bouclier de l’Euphrate » en 2016 puis celle baptisée « Rameau d’olivier » en 2018 qui avait notamment entraîné la perte d’Afrin pour les Kurdes au profit d’Ankara. Mais ces précédentes offensives étaient restées limitées. Aujourd’hui, quel est le rapport de force sur le terrain ?

Jana Jabbour : Aujourd’hui, pour la première fois depuis le début du conflit syrien, les Kurdes, et surtout les combattants des Unités de protection du peuple (YPG), sont en fait privés du soutien militaire et aérien de l’administration américaine. Cette caution et ce soutien accordés jusque-là par les États-Unis étaient cruciaux pour les combattants kurdes dans leur rapport de force avec la Turquie. Aujourd’hui, privés d’armements et de soutien aérien, le rapport de force est clairement en leur défaveur.

En revanche, ce qui pourrait jouer contre la Turquie, c’est que les combattants kurdes peuvent utiliser la carte de l’État islamique. Aujourd’hui, les combattants kurdes détiennent à peu près 10 000 combattants de l’organisation. S’ils décident de les libérer, cela représenterait une véritable menace de sécurité nationale pour la Turquie. Ces combattants jihadistes défendent aujourd’hui des positions très anti-Ankara et anti-turcs. Ils pourraient certainement mener des attentats à l’intérieur du territoire turc s’ils retrouvaient la liberté.

Les forces turques ont attaqué les Forces démocratiques syriennes (FDS) sur un front d’environ 450 kilomètres. Ils ont effectué des bombardements de Kobané à Derik (Al-Malikiyah). Quelles sont les ambitions territoriales de la Turquie ?

Dans un premier temps, au cours de cette offensive militaire, la Turquie souhaite sécuriser le plus grand nombre de villages au nord de la Syrie afin de créer une « zone de sécurité » vis-à-vis des Kurdes. Ils souhaitent par la suite se retirer assez rapidement. Mais la Turquie cherche surtout à établir une zone, la plus grande possible, à la frontière afin de réinstaller les réfugiés syriens qui vivent aujourd’hui en Turquie.

En plus de vouloir réduire la force de frappe des combattants kurdes, il faut souligner que l’une des motivations premières de cette offensive militaire c’est aussi de plaire à l’opinion publique turque qui est exaspérée par la présence massive de réfugiés syriens dans leur pays. Ainsi, grâce à cette offensive, Erdogan et l’armée turque peuvent montrer à l’opinion publique qu’ils réagissent et prennent en considération ses points de vue. Leur objectif ? Montrer qu’ils sont prêts à tout pour régler cette question des réfugiés.

Jusqu’à présent, les forces d’Ankara ont pénétré dans les territoires kurdes au niveau des localités de Ras el-Ain et Tall Abyad. Selon les ONG, déjà plus de 60 000 personnes ont été déplacées par les offensives. De leur côté, les Kurdes affirment tenir bon et répondre coup pour coup à la Turquie. Jusqu’où iront les forces turques sur le terrain ?

Plus les forces turques avancent et plus leur progression sera rendue difficile. Au bout d’un moment, la Russie et l’Iran prendront une position beaucoup plus radicale par rapport à cette offensive militaire. Téhéran et Moscou veulent à tout prix que la Turquie finisse cette offensive le plus tôt possible. La Russie et l’Iran ne souhaitent pas compromettre leur relation avec Damas.

Surtout, à mon avis, l’objectif d’Ankara n’est pas de maintenir une présence au sol après cette offensive. Une telle présence de longue durée ressemblerait trop à une occupation militaire. Cela coûterait d’abord très cher à l’économie turque. Surtout dans un contexte de récession économique, alors qu’il n’y a que très peu d’investissements extérieurs aujourd’hui en Turquie. Mais un glacis turc prolongé dans cette région serait également très coûteux sur le plan politique et diplomatique, étant donné le mécontentement de Moscou et de Téhéran. Finalement, cette offensive ne devrait pas durer plus d’un mois.

Propos recueillis par Eliott Brachet

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