«Bagdad mon amour», l’art irakien contemporain

De nombreux artistes irakiens contemporains multiplient les stratégies pour réinventer leur patrimoine, qu’il soit mésopotamien ou moderne. L’exposition « Bagdad mon amour » à l’Institut des Cultures d’Islam (ICI), à Paris, permet d’en découvrir les différentes expressions artistiques : peintures, sculptures, collages, photographies… Entretien avec Morad Montazami, historien de l’art, directeur des Éditions Zaman Books, chercheur attaché à la Tate Modern de Londres et commissaire de l’exposition « Bagdad mon amour ».

RFI Bagdad mon amour ressemble à une déclaration d’amour à l’Irak, un pays qui reste aujourd’hui ravagé par la guerre. Le titre fait d’ailleurs écho à Hiroshima mon amour, le film d’Alain Resnais, écrit par Marguerite Duras. Y-at-il un lien entre les deux ?

MoradMontazami : Pour le cri du cœur ou la déclaration d’amour, certainement. Par ailleurs, la référence, à peine implicite à Hiroshima mon amour de Resnais, a quelque chose de plus métaphorique. Notamment le rapport à la catastrophe assez implicite dans l’œuvre de Resnais a pu aussi m’inspirer dans une volonté de revenir sur Bagdad et avec les artistes de Bagdad d’une manière peut-être moins nostalgique, moins romantique et plus dans la célébration d’un héritage – même s’il est en péril, même s’il est en danger –, de plutôt célébrer la réinvention de cet « héritage » patrimonial et culturel de l’Irak.

Qu’y a-t-il dans cette exposition à l’Institut des Cultures d’Islam à Paris ?

C’est une exposition avec une « méthode » à elle, que j’appellerais une exposition généalogique. Il y a des générations différentes d’artistes irakiens : aussi bien d’artistes qui ont vécu ou qui ont même incarné la modernité postindépendance de l’Irak, à travers les années 1950 et le Bagdad Modern Art Groupe dont nous avons des protagonistes dans l’expo ; puis il y a une génération plus tardive, qui a connu les années 1970 jusqu’à l’affirmation du pouvoir de Saddam Hussein et ses conséquences sur la vie culturelle et artistique irakienne et enfin des artistes contemporains qu’on peut voir dans les biennales ou ailleurs. C’est en retissant les liens et les dialogues « interrompus » entre ces artistes et aussi ces corpus d’images qu’on crée une exposition généalogique.

Ces artistes irakiens que vous exposez, peuvent-ils créer aujourd’hui en Irak ?

Évidemment, c’est toujours compliqué. Mais vous avez – au gré aussi des conflits comme celui qui touche l’Irak depuis trop longtemps – des poches de sécurité ou de tranquillité pour les artistes, comme au nord de l’Irak, au Kurdistan, à Souleimaniye, dans différentes zones comme ça où les artistes peuvent se replier. Par exemple, quand Bagdad était plus sous tension. Par ailleurs, il y a tout un mouvement d’internationalisation à grande échelle, à travers les biennales et les grandes expositions internationales essayant d’intégrer de plus en plus les artistes du monde arabe et du Moyen-Orient. Et aussi à plus petite échelle avec des initiatives d’artistes eux-mêmes, comme on peut voir dans l’exposition Bagdad mon amour avec un collectif de Mossoul, le Mosul Eye. À travers son blog et aussi à travers l’espace d’exposition qu’on leur a donné, il essaie de montrer des œuvres des artistes de Mossoul.

Vous évoquez des stratégies artistiques pour réinventer le patrimoine national irakien.

Cela va du degré zéro de la réinvention, qui consiste à reconstituer des statuettes et des objets pillés du musée des Antiquités de Bagdad, notamment de 2003 avec la grande vague de pillages suite à la chute de Bagdad, et à reconstituer ces objets en papier mâché, comme le fait un artiste comme Michael Rakowitz. Dans l’exposition, il reproduit ces objets à l’échelle de la plus petite amulette à la plus grande statue de bas-relief. Ou alors, il y a des réinventions plus métaphoriques, comme celles de l’artiste Sherko Abbas. Il a travaillé sur les représentations de pièces de monnaie irakiennes qui reprennent des symboles nationaux comme la carte de l’Irak, le palmier ou le barrage de Mossoul. Ce sont justement des symboles disparaissant avec le fait que ces pièces de monnaie ne sont plus en circulation dans l’économie irakienne aujourd’hui.

Les artistes travaillent donc sur des documents, des vestiges, des reliques… aussi bien de l’Antiquité que de la modernité. Beaucoup investissent un petit peu l’héritage de l’architecture moderne de Bagdad dans les années 1950. On découvre que Le Corbusier avait planifié un bâtiment à Bagdad. Et ce sont des artistes d’aujourd’hui qui sont allés retrouver ces archives de Le Corbusier à Bagdad, par exemple.

De nombreux d’artistes s’inspirent d’antiquités islamiques, mais aussi préislamiques, notamment sumériennes ou assyriennes. Est-ce que ce questionnement pose la question de l’identité irakienne aujourd’hui ?

Justement, ce qu’on peut peut-être noter dans l’exposition à travers ces montages d’archives et d’œuvres d’art que nous avons tentés, c’est de voir comment, dès les années 1950, cet héritage – notamment préislamique – de ces influences que vous avez rappelées (sumérienne, assyrienne, babylonienne, etc.), sont déjà plutôt vécues comme un collage par les artistes de la génération de Jewad Selim et Shakir Hassan Al Said. Déjà à leur époque, il s’agit d’un collage d’influences, une espèce de ressources à réinterpréter, à reformuler, à réinventer, plutôt que comme une identité « monolithique ».

S’il n’y avait qu’une raison pour aller voir Bagdad mon amour quelle serait-elle, selon vous ?

Cela serait certainement d’imaginer la prochaine renaissance de Bagdad – renaissance culturelle, renaissance artistique – et de tout simplement reprendre contact avec un pays dont on a entendu les malheurs depuis bien longtemps, pour lequel pourtant bien des artistes continuent à se battre et qu’on aurait plus que raison de soutenir.