Avant d’être mondialement acclamé comme peintre de scènes féériques et poétiques, Marc Chagall était investi comme un artiste politique au service de la Révolution russe. Cette aventure entreprise avec d’autres artistes comme Lissitzky et Malevitch au nom de l’avant-garde russe, s’est déroulée dans la ville natale de Chagall, à Vitebsk, entre 1918 et 1922. L’exposition « Chagall, Lissitzky, Malevitch. L’Avant-garde russe à Vitebsk » au centre Pompidou-Paris ouvre ce mercredi 28 mars avec 250 œuvres prêtées par des musées du monde entier et reconstitue brillamment cette extraordinaire dramaturgie avec son unité d’action, de temps et de lieu qui fascine jusqu’à aujourd’hui.
La plongée dans l’avant-garde russe commence de façon traditionnelle. L’un des premiers tableaux de l’exposition montre un ange gardien au-dessus d’un homme heureux et d’une femme en robe de mariée. Dans les années post-révolutionnaires, le peintre se retrouve dans une sorte d’ivresse créatrice, après ses noces avec Bella Rosenfeld et la naissance de sa fille Ida. Et, depuis la Révolution russe de février 1918, Chagall, comme tous les juifs, est enfin reconnu en tant que citoyen russe à part entière. « Ce bonheur, cette euphorie, se traduit dans ses toiles montrant des couples enlacés, Bella et Chagall s’envolant au-dessus de Vitebsk, des mariés… souligne Angela Lampe, la commissaire de l’exposition. Cette exaltation a finalement poussé Chagall à s’engager pour la société, pour cette nouvelle société qui était en train de naître, à ce moment-là.»
Chagall et la démocratisation des arts
On est en novembre 1918. Après un séjour très remarqué à Paris, Chagall vient d’être nommé commissaire aux Beaux-Arts de Vitebsk, sa ville natale, et décide d’y créer une école populaire d’art. Cette institution lui tient à cœur comme un enfant doté des idéaux de la Révolution russe et fidèle aux valeurs bolcheviques : démocratisation des arts, ouverture aux classes populaires… « C’est vraiment un projet ouvert à tout le monde, gratuit, un projet émancipateur et social en direction des classes prolétaires qui n’avaient pas accès à l’enseignement artistique ou à l’art tout court. Pour cette raison, Chagall avait intégré dans son projet aussi la création d’un musée d’art contemporain. Il voulait faire découvrir l’art à des publics divers et nouveaux.»
Vitebsk, laboratoire d’une révolution
Cette petite ville provinciale, située dans l’actuelle Biélorussie, devient le laboratoire d’une révolution et d’un art nouveau. Reste à définir l’art révolutionnaire. Car chaque artiste interprète la révolution à sa façon et avec son style. « Dès le printemps 1919, donc dès l’ouverture de l’école, il y avait beaucoup de débats à Vitebsk autour de la question: qu’est-ce que l’art révolutionnaire? Ou l’art de gauche? Ou l’art prolétaire? Ivan Puni, un des premiers enseignants de l’école, défendait le futurisme, l’art abstrait. Pour Malevitch, l’art révolutionnaire, c’était le suprématisme [avec son œuvre emblème Carré noir sur fond blanc (1915), ndlr], donc un art encore beaucoup plus radical et nihiliste. Et pour Chagall, le style n’était pas important, cela pouvait être figuratif ou abstrait. Pour lui, seule l’attitude de l’artiste était importante. Il réclamait une attitude prolétaire, révolutionnaire, donc il fallait ouvrir l’art, être combatif et trouver sa révolution à l’intérieur de soi-même.»
Dans l’exposition, le Chagall poétique laisse la place à un Chagall politique, prêt à se mettre au service de la Révolution à travers ses projets de l’école et du musée. Il est même prêt à abandonner temporairement son propre œuvre artistique. « Selon des témoignages, Chagall a souffert à l’école, parce qu’il n’avait pas le temps de travailler dans son atelier. Il s’est démené pour organiser le fonctionnement de cette école, pour trouver des matériaux et pour gérer des conflits. Donc, il était prêt à sacrifier une partie de son œuvre, à quitter son individualisme et son statut comme artiste à part. Tout cela pour s’inscrire dans cette grande révolution.»
Quand Malevitch s’impose
L’ironie de l’histoire : beaucoup de ses élèves considèrent Chagall comme un mauvais prof donnant trop de libertés à ses élèves. Et son ouverture envers les autres lui sera également fatale. Chagall n’arrive pas à défendre son point de vue artistique dans sa propre école. Petit à petit, l’abstraction radicale du suprématisme engloutit les convictions picturales de Chagall et devient le paradigme esthétique de l’Ecole populaire d’art. Un basculement précisément provoqué par son ami d’enfance El Lissitzky qui prend parti pour Malevitch, fondateur du courant artistique du suprématisme et créateur du fameux tableau Carré blanc sur fond blanc (1918), considéré comme le premier monochrome de la peinture contemporaine.
« C’est Lissitzky qui fait venir Malevitch à l’école et c’est aussi le « traître » en ce qui concerne Chagall. Il a abandonné son style figuratif. Lissitzky, architecte de formation, était une figure absolument importante. Malevitch l’avait « missionné » pour réfléchir à un suprématisme architectural qui s’inscrit dans la ville pour conquérir le monde. Lissitzky avait un savoir-faire pour la mise en œuvre que Malevitch, grand autodidacte, n’avait pas.»
Chagall, ignoré par ses pairs et abandonné par ses élèves, décide en 1920 de se séparer de ses rêves, de quitter l’école et de s’installer à Moscou. De son expérience, il reste quelques peintures où il fait un joli pied de nez à ses détracteurs en déguisant en mode suprématiste une cohorte endiablée d’acteurs, de musiciens et d’acrobates qui dansent sur un fond abstrait : « Chagall est comme une éponge, il absorbe les différentes influences, mais finalement, il en fait quelque chose de très personnel qui lui est propre. Cela montre qu’il est un des plus grands artistes du XXe siècle. »
Une ville «suprématiste»
Entretemps, les suprématistes investissent l’art et la ville pour révolutionner la vie et la société. Les professeurs et étudiants de l’école se regroupent à partir de février 1920 en collectif Ounovis (« les affirmateurs du nouveau en art ») dont chaque membre porte un carré noir cousu sur la manche de la veste. Ensemble, ils projettent leurs idées sur l’éducation, la création et l’architecture jusqu’au design de la vaisselle ou des tramways. « Ils ont réussi pendant un certain temps, affirme Angela Lampe. Et c’est ça qui rend cette aventure et cette école si singulières. Ils ont réussi à transformer une ville provinciale en une ville « suprématiste ». Cette utopie révolutionnaire s’est concrétisée dans cette ville de Vitebsk. Pendant ces quelques mois, il y avait une vraie fusion entre l’art et la vie, dans une ville réelle.»
En 1922, tout est fini. La guerre civile russe s’essouffle, la radicalité de l’art abstrait devient gênante. Les autorités coupent les vivres de l’école. Les bolchevistes souhaitent cadrer et instrumentaliser l’acte créatif. Les artistes sont obligés de voir ailleurs. Malevitch continue à développer son idée du suprématisme à Petrograd, Lissitzky s’installe à Berlin pour perfectionner son idée de rendre le spectateur actif grâce au Proun (projet pour l’affirmation du nouveau en art), des tableaux ou des installations qui refusent un sens de lecture prédéterminé…
Vitebsk et l’art contemporain
En même temps, l’esprit de l’époque ressemble étrangement à Mai 68, avec une certaine idée de l’art dans la rue, des artistes investissant l’espace public et revendiquant de changer la société, il y a les slogans, les ateliers libres… mais l’héritage le plus pertinent et le plus surprenant de cette avant-garde russe réside ailleurs, souligne la commissaire Angela Lampe. « Oui, il y a une grande résonance contemporaine dans ces projets. D’ailleurs, les premières réactions montrent justement que les artistes contemporains sont très intéressés par ce qui s’est passé à Vitebsk. De là à dire qu’il y a une filiation directe jusqu’à Mai 68, je ne pense pas, parce que ce n’était pas si connu à l’époque. Bien entendu, les idées voyagent, mais cette exposition est la toute première de cette envergure sur cette aventure à Vitebsk.Mais, là où cette école est vraiment d’une grande actualité, c’est par le travail collectif d’artistes qui ne signent pas et restent anonymes. C’est aujourd’hui une pratique très contemporaine. Par exemple, le collectif new-yorkais DIS, commissaire de la dernière biennale à Berlin. Ce sont des artistes travaillant ensemble, sans signer individuellement les différentes œuvres. C’est en cela que je trouve que l’école d’art à Vitebsk était précurseuse.»
rfi