Égypte : l’incroyable aventure du canal de Suez

C’est une des plus passionnantes entreprise humaine que nous raconte l’Institut du monde arabe à Paris, le percement de l’isthme de Suez qui a permis de relier la mer Rouge à la Méditerranée. Une aventure commencée en Egypte il y a 4000 ans et qui a rapproché trois continents l’Afrique, l’Europe et l’Asie tout en favorisant la circulation des idées et des marchandises. « L’épopée du canal de Suez, des pharaons au XXIeme siècle », un lieu unique au monde et une exposition qui plonge le visiteur en immersion au cœur de l’inauguration de 1869 avant de lui faire remonter le temps.

De notre envoyée spéciale,

En cet automne 1869, plusieurs milliers de personnalités venues à grands frais des quatre coins du monde débarquent dans le port égyptien d’Alexandrie. Ils sont accueillis par Ferdinand de Lesseps, 64 ans, le constructeur du canal de Suez, aristocrate français, ancien diplomate reconverti en homme d’affaire et grand ami de l’ancien Khédive Mohamed Saïd Pacha (gouverneur d’Égypte et du Soudan de 1854 à 1863) qui 10 ans plus tôt a décidé de faire entrer son pays dans la modernité. Parmi les passagers, raconte Claude Mollard, commissaire de l’exposition, le poète et romancier Théophile Gautier, le peintre Eugène Fromentin, les chroniqueurs de tous les grands journaux de l’époque, et l’impératrice Eugénie, l’épouse de Napoléon III, ils partent en voyage en Haute-Egypte. « L’impératrice vient pour trois mois, elle fait une chevauchée dans les grands sites archéologiques de l’époque avec Mariette le grand égyptologue à dos de dromadaire ou tiré par des voitures. Elle est accompagnée par une centaine d’experts, de membres de l’institut, de savants, de militaires, de personnalités de l’école des Beaux-Arts, c’est le triomphe de l’égyptomania ! »

L’impératrice et son cortège rallient finalement Port-Saïd une ville nouvelle située à l’embouchure nord du canal de Suez pour une immense fête d’inauguration, le 17 novembre 1869. « L’inauguration est une grande célébration universelle, œcuménique, universaliste avec un pavillon des chrétiens, des musulmans et des autorités du canal et tout le monde célèbre le même hymne de fraternité et d’espérance dans le bonheur universel. Ils vont être déçus. Saïd Pacha était en désaccord avec son père Mehmet Ali qui ne voulait pas du canal, parce qu’il pensait que les grandes puissances allaient s’en emparer… ce qui n’a pas manqué de se produire. »

Une exposition en immersion

L’exposition plonge les visiteurs dans un grand film « comme s’ils assistaient à l’inauguration dans les pavillons d’expositions avec l’arrivée de l’impératrice Eugénie, de l’empereur d’Autriche ou de l’émir Abdelkader, le tout commenté par Frédéric Mitterrand. C’est un grand moment fort, l’Egypte de l’époque veut se moderniser et devenir européenne. »

C’est effectivement une histoire pleine de rebondissements politiques que nous conte l’exposition de l’Institut du monde arabe. Des Vénitiens, en passant par les sultans de Constantinople, puis par l’expédition égyptienne de Napoléon Bonaparte en 1798, ils seront nombreux à vouloir relancer l’idée de la construction d’un canal.

Ismaïlia

Quelques kilomètres plus au sud, au milieu du canal, la petite ville d’Ismaïlia revêt elle aussi ses plus beaux atours pour accueillir les invités de prestige autour de dîners fastueux donnés par Ismaïl Pacha en cette fin d’année1869.

Retour à Ismaïlia, 149 ans plus tard. La maison en briques claires de Ferdinand de Lesseps est toujours debout. Les murs recouverts de treilles vertes, le jardin planté de palmiers, et une chambre composée du lit présumé authentique surmonté d’une photographie en costume traditionnel égyptien. Les vestiges d’une époque ancienne face à des constructions flambant neuves, grand hôtel et centre commercial, autant de signes du dynamisme moderne du nouveau canal.

Ismaïlia se situe au bord d’un grand lac salé qui assure l’égalité du niveau des eaux entre la mer Rouge et la mer Méditerranée, la ville a été créée aux alentours de 1850, c’est le système nerveux central du canal. Elle a le charme d’une villégiature d’autrefois, c’est là que Ferdinand de Lesseps avait ses bureaux, que la compagnie du canal de Suez était installée. C’est aussi ici qu’il y a trois ans, le canal de Suez a été doublé sur une partie de son tracé pour limiter le temps d’attente des bateaux à trois heures au lieu de onze. Ils sont près d’une centaine par jour à l’emprunter pour des recettes espérées de 10 milliards d’euros par an en droit de passage.

Un musée hétéroclite

A Ismaïlia l’autorité du canal de Suez possède un petit musée qui retrace l’histoire du grand ouvrage. Maquettes des bâtiments administratifs de la société de la compagnie universelle au XIXème siècle, portraits de Saïd Pacha ou de Ferdinand de Lesseps ; scènes de genre montrant la présentation du tracé du canal au Khédive, objets divers, timbres, médailles mais aussi rares photographies des ouvriers qui construisirent l’ouvrage en plein désert. Un million d’Egyptiens auraient participé à la corvée ; 100 000 seraient morts d’épuisement ou de maladies selon un bilan officiel des autorités égyptiennes explique Gilles Gauthier, ancien consul de France à Alexandrie et commissaire scientifique de l’exposition de l’Institut du monde arabe. « Des paysans sont contraints au travail forcé à la saison de l’inondation. Le nombre de morts a ému l’opinion publique internationale et l’on a eu recours à des grandes machines construites pour le chantier par des ingénieurs européens ce qui a considérablement augmenté les coûts de production, d’autant qu’il a aussi fallu payer une main-d’œuvre venue de Grèce, le chantier revient plus cher et la dette égyptienne se creuse ». Une dette qui contraindra le khédive à vendre ses parts aux Anglais en 1875

Aïda

Sur un mur du petit musée, une affiche de l’opéra de Verdi, Aïda, attire l’œil. L’histoire qui se déroule au temps des pharaons est une commande du Khédive Ismail Pacha (qui a régné de 1863 à 1879). « La commande de cet opéra montre le développement de l’Egypte à l’époque, malheureusement l’opéra arrive trop tard pour l’inauguration et Aïda sera joué deux ans plus tard à l’opéra du Caire. »

Anecdotique mais aussi symbolique l’exposition nous apprend que c’est une paysanne égyptienne qui à New York éclaire le monde. La Statue de la liberté est née à Suez, le sculpteur Auguste Bartholdi souhaitait créer une grande statue pour marquer l’entrée du canal, il l’a proposé au Khédive qui trop endetté pour se lancer dans de nouvelles dépenses n’a pas donné suite et Bartholdi a donc vendu son projet aux Etats-Unis.

Port-Saïd

L’importance politique et militaire du canal en fait un lieu stratégique. A Port-Saïd sur le front de mer trône un immense socle vide. C’est celui de la statue de Ferdinand de Lesseps, dynamitée après la nationalisation du canal de Suez en 1956. Aujourd’hui restaurée, elle est pour l’heure reléguée dans un hangar. Flore Bernier est la directrice de l’alliance française de Port-Saïd : « la mer et le canal font partie intégrante de la vie des habitants mais il y a peu de tourisme sur le canal contrairement au canal du Panama ». La ville de Port-Saïd a des airs d’Istanbul, un bac la relie à Port-Fouad sa sœur jumelle à l’est qui conserve les traces de l’histoire cosmopolite du lieu, comme en témoigne un quartier de petites maisons entièrement bâti à l’européenne toujours réservé aux personnels gradés du canal.

Suez

150 km plus bas, à l’extrême sud du canal, la ville de Suez conserve dans son musée les traces d’une histoire vieille de 4000 ans. L’Egypte ancienne avait compris de longue date l’intérêt de créer une voie navigable entre la mer Rouge et la Méditerranée. Le roi Sésostris III, 18 siècles avant l’ère chrétienne, fait creuser un canal sans cesse entretenu par ses successeurs. A l’extérieur dans un bassin, un grand bateau en bois reconstruit sur le modèle de ceux de la reine Hatchepsout rappelle une de ses expéditions dans les pays de Pount (Ethiopie et Yémen) d’où venaient les épices.

La nationalisation du canal, une fierté arabe

L’autre temps fort de l’exposition de l’Institut du monde se situe un peu plus de 100 ans après son inauguration. Le 26 juillet 1956 à Alexandrie, place El Mancheya, depuis l’ancien bâtiment de la Bourse juste en face de l’actuelle statue de Mohamed Ali Pacha, le président Gamal Abdel Nasser annonce la nationalisation du canal de Suez. La concession anglaise arrive en effet à expiration 20 ans après l’indépendance de l’Egypte, un coup de tonnerre… Les Européens s’inquiètent, rapatrient leurs personnels. Comment l’Egypte va-t-elle faire fonctionner le canal ? Ils manquent des centaines des pilotes, la relève s’organise. En octobre 1956, le Royaume-Uni, la France et Israël débarquent en Egypte, les Nations unies condamnent l’expédition qui dure une semaine et se solde par un fiasco diplomatique et militaire.

Un nouveau Nil pour l’Egypte ?

Le canal de Suez sera aussi un lieu de combats. En juin 1967, lors de la guerre des Six-Jours, Israël occupe le Sinaï et la rive orientale du canal qui restera fermé pendant huit ans. En octobre1973, l’Egypte et la Syrie attaquent Israël par surprise, c’est le début de la guerre du Kippour. Après 15 mois travaux de déminage le canal de Suez est rouvert le 5 juin 1975 par le président Anouar el-Sadate.

Aujourd’hui, le projet d’installation d’une vaste zone industrielle sur ses rives est toujours d’actualité. Pour Gilles Gauthier, commissaire de l’exposition, « le cœur de l’Egypte se recentre vers le canal. Une nouvelle capitale administrative prévue pour accueillir six millions de personnes est en construction à mi-chemin entre Le Caire et le canal de Suez. Six tunnels, un pont suspendu, attendent leur ouverture pour se projeter de l’autre côté du canal vers le Sinaï. »

L’épopée du canal de Suez, des pharaons au XXIeme siècle une exposition à voir à l’Institut du monde arabe à Paris jusqu’au 5 août 2018.