Tous les trois jours, une femme meurt sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint en France. On estime à plus de 200 000 le nombre de femmes victimes chaque année de violences conjugales. Une situation intolérable, qui a poussé le gouvernement à organiser le « Grenelle » sur les violences conjugales qui s’ouvre ce mardi 3 septembre. Cette grande consultation doit réunir ministres, associations, familles de victimes, dans toute la France, pendant un peu moins de trois mois.
Le centre Woman Safe, à St-Germain en Laye, en grande banlieue parisienne, regroupe des médecins, mais aussi des psychologues et des avocats pour accueillir au mieux les femmes victimes de violences. Des violences qu’il va falloir définir pendant ce « Grenelle », puisqu’on ne parle pas seulement de coups, mais aussi de violences sexuelles et économiques.
Les violences sexuelles sont celles que les femmes évoquent le moins spontanément puisque beaucoup estiment que dans un couple être contraint à des relations sexuelles n’est pas forcément une violence. « Heureusement que la justice a qualifié cet acte comme étant non consenti et donc un viol », explique Frédérique Martz, la directrice de Woman Safe.
Quant aux violences économiques, les femmes n’ont pu accès à leur Carte bleue, le salaire est viré directement sur le compte du conjoint : « la femme perd son autonomie financière, son intégrité de personne pouvant avoir un travail et pouvant dépenser son argent comme elle veut. »
La question des enfants
Le centre reçoit aussi depuis quelques années les enfants pris dans ces violences conjugales. Cette question des enfants est un des enjeux du Grenelle à la préparation duquel Frédérique Martz a participé. Car il y a toujours le risque que les enfants fassent perdurer les violences ou soient à nouveau victimes.
« Un enfant ne fait plus le discernement, souligne Frédérique Martz, il ne se rend plus compte qu’un cri ou un échange d’adultes violents est un conflit, voire une violence, et l’enfant va pouvoir reproduire sans pouvoir prendre conscience quand il sera adulte qu’il est lui-même dans une situation de violence conjugale ».
Des lois peu appliquées
Autre enjeu majeur du Grenelle : en France les lois existent, mais elles sont peu appliquées. Axelle Cormier coordonne l’équipe juridique de Woman Safe, elle se désole que très peu d’ordonnances de protection soient mises en place – l’ordonnance de protection, c’est cette mesure qui permet à une femme d’être mise à l’abri, avec une interdiction du conjoint violent de revenir au domicile, protection de la famille, des enfants, protection financière aussi (pouvoir rester dans le logement, paiement du loyer).
« Pourquoi ce n’est pas appliqué, c’est toute la question. Aujourd’hui ces femmes sollicitent cette ordonnance de protection, et pour beaucoup d’entre elles ce sont des mesures qui sont refusées. Peut-être que les professionnels ne sont pas suffisamment formés pour comprendre les enjeux. Ou parce qu’on fait des choix politiques de travailler simplement sur d’autres questions, ou d’incarcérer plutôt sur d’autres domaines. »
Et Axelle Cormier de prendre l’exemple des conjoints qui sont à la fois violents et impliqués dans le trafic de stupéfiants : « on attend de l’attraper pour les stupéfiants avant de l’attraper pour les violences, parce qu’on ne veut pas mettre en péril la deuxième enquête. Sauf qu’on a au domicile des victimes qui sont toujours menacées, et là c’est un choix des procureurs, de politiques pénales. A mon avis le gros travail sur la justice, il est là ».
D’où une nécessité de généraliser la formation des policiers, des médecins et des avocats. Woman Safe organise des formations pour les élèves avocats. Axelle Cormier se trouve souvent face à des élèves avocats qui vont prêter serment, qui seront donc avocats quelques semaines plus tard. Et qui avouent ne jamais avoir entendu parler avant cette formation de l’ordonnance de protection.
« C’est très inquiétant. Aujourd’hui si les violences faites aux femmes ne sont pas étudiées par ces élèves avocats, dans les commissariats, dans les écoles de travailleurs sociaux, du coup on a beau avoir des textes personne ne les propose aux femmes et ce n’est pas aux femmes de devenir des spécialistes. Aujourd’hui, on côtoie des femmes qui sont spécialistes de la procédure et qui relancent les juges. Et ce n’est pas leur travail : elles sont victimes, normalement elles devraient être aidées ».
Une prise en charge des violences villes-campagnes déséquilibrée
Autre point que les deux femmes soulignent, et qui est peu médiatisé : la disparité entre les villes et les campagnes sur la prise en charge de ces violences. D’abord les zones rurales sont très peu couvertes par les associations, alors que le dépistage des violences conjugales y est plus difficile explique Frédérique Martz. « Il n’y a plus de pharmacien, d’infirmières scolaires, d’acteurs du dépistage d’un contexte de violence dont les enfants, par exemple pour les infirmières scolaires, peuvent être témoins ».
Par ailleurs ces zones sont parfois peu ou pas couvertes par les moyens de communication modernes comme le téléphone. « Vous n’avez pas accès au téléphone portable dans certaines zones rurales, elles sont encore en zone blanche. Le téléphone « grave danger » n’est donc même pas imaginable. » Le téléphone « grave danger » dispose d’une touche permettant à la victime de violences en situation de « grand danger » de joindre une plateforme téléphonique qui peut demander une intervention immédiate de la police ou la gendarmerie.
Le nombre de ces téléphones est de toute façon très insuffisant souligne Axelle Cormier, qui parle d’une dizaine de téléphones sur un département grand comme les Yvelines. Et on sélectionne par la gravité. Mais la gravité des dix premières ne va pas faire que la onzième est moins en danger que les autres. C’est aussi une question de : « il n’y a plus de téléphone madame, retentez votre chance quand il y en a un qui va se libérer… »
Un manque de moyens et de formations
Ce qui pose plus largement le problème du manque de moyens consacrés à ces femmes et aux associations qui les accueillent : l’association indique qu’elle embauche de plus en plus de psychologues au vu de l’augmentation extrêmement importante de ses accueils de femmes entre 2018 et 2019, suite au mouvement Me Too.
Des aides financières sont donc plus que jamais nécessaires, mais elles doivent être pérennes explique Frédérique Martz. « Tous les ans, nous devons demander des subventions, c’est un énorme travail administratif qui nous demande carrément un poste. Il nous faudrait une simplification pour accéder aux moyens. Nous ne devrions pas être contraints de nous engager dans autant de paperasserie pour avoir très peu de moyens au final. »
La directrice de Woman Safe souligne qu’une très grosse somme est déjà dépensée aujourd’hui non pas en amont pour prévenir ces violences, mais pour prendre en charge leurs conséquences sur la santé des femmes : leur coût est estimé à deux fois et demi celui du cancer du sein, entre arrêts maladie et traitements thérapeutiques de psychiatres qui soutiennent des femmes sous antidépresseurs…
« On ne se rend pas compte qu’aujourd’hui la société paye (puisqu’on cotise) pour couvrir un sujet de santé publique », insiste Frédérique Martz. « Et tant que nous ne prenons pas conscience que la société paye pour ça, je pense que les ministères vont un peu se rejeter la balle, en se disant que c’est juste un problème d’accueil dans les commissariats. Non, c’est un problème de santé, de prise de conscience qu’un médecin doit agir le plus tôt possible ou éviter la médicalisation des femmes qui aujourd’hui vont les solliciter parce qu’elles sont dans une situation de dépression : peut-être qu’elles ne sont pas dépressives simplement par leur travail, mais peut-être par un contexte familial qui se passe mal… »
La prévention est donc un thème important pour ce Grenelle : elle passe par la sensibilisation et la formation des professionnels pour détecter plus rapidement ces situations de danger, une détection qui impacte donc aussi sur les coûts.
Au-delà de cette formation des médecins, de la police et des avocats, Frédérique Martz et Axelle Cormier insistent sur la responsabilité collective face aux violences conjugales : tous ceux qui croisent des victimes doivent s’en faire l’écho, et en premier lieu les voisins, bien souvent les premiers à entendre et voir la violence des hommes sur les femmes.
Rfi