Les tracas d’une interpellation

Les tracas d’une interpellation
Les tracas d’une interpellation

C’était par un après- midi ensoleillé de juillet. Mor Dieng, septuagénaire aux cheveux grisonnants avait furtivement quitté Keur Madiabel, son village natal du Saloum pour passer la nuit à Dakar. Son bien aimé fils ainé, Pape Magaye qui réussissait de brillantes études dans cette capitale du Sénégal avait fait l’objet d’une convocation au Commissariat de police du Point E.

Dans l’exaltation de la jeunesse, le grand garçon avait participé à une manifestation interdite aux abords de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, ce temple du savoir.
Esprit fort à propos, Mor avait donc rendu visite à son cousin Bachir Fall que l’enseignement supérieur avait pris dans ses griffes. Professeur de droit pénal depuis dix années à la faculté des sciences juridiques, celui-ci bénéficiait encore d’une résidence à la Cité Fann Résidence, rue Léo Frobenius à un jet de pierre de la Corniche. Le résident de la prestigieuse cité en fut fort touché.
C’est dans le luxueux salon du professeur d’université que nos deux parents, calfeutrés dans de moelleux fauteuils autour d’une tasse de thé, engagèrent la conversation.
 Empoigné par la terrifiante angoisse de voir son fils croupir en prison, Mor ne donna alors aucun répit à Bachir, le bombardant du feu roulant de ses questions toute la nuit durant. Se permettant même par moments, à l’appui de quelques brides de connaissance en droit, d’apporter la répartie au très accueillant professeur.
Dès les tout premiers moments de l’entretien Mor, fort imbu de sa bonne foi, les yeux quelque peu embués de larmes, avait assené à son vis à vis :
– Demain je dirai tout ce que je sais d’honnête sur mon fils.
– Ça ce sera bien plus tard le travail de l’avocat. J’ai déjà contacté un promotionnaire de mes amis qui sera présent lors de l’interrogatoire de Pape Magaye., répondit la voix calme de Bachir.
Un peu déphasé mais ragaillardi par cette réponse, l’énergique invité eût tout de même la force de reprendre :
– Mais est- ce que sa présence aura une influence sur le cours des choses ?
– Dans une certaine mesure.
       Le vieux ne voulut pas s’avouer vaincu. Et après quelques gorgées de thé, de rétorquer :
– J’ai oui- dire que ce n’est que durant la deuxième période de garde à vue qui dure 48h que le conseil peut poser des questions et que, pour ce faire, il faut qu’il obtienne l’autorisation de l’officier de police judiciaire.
En entendant ces mots décochés avec force conviction, l’enseignant ne pouvait s’empêcher de rire sous cap mettant cela sur le compte d’une méconnaissance de l’évolution législative. Et pour ajuster les connaissances de son interlocuteur, il réagit avec une égale vigueur :
– ça c’était l’ancien système mais quant à présent les choses ont changé.
– Comment cela ? s’enquit-il, la voix emplie d’étonnement.
Le brave professeur demeurait conscient qu’il serait mal aisé de procéder à un exposé exhaustif sur l’intervention de l’article 5 du règlement No 05 /CM/UEMOA relatif à l’harmonisation des règles régissant la profession d’avocat dans l’espace UEMOA. Aussi bien précisa-t-il simplement :
– Maintenant les avocats assistent leurs clients dès leur interpellation.
N’ayant pas bien saisi le profane en droit questionna :
– Vous parlez de l’assistance devant les tribunaux ?
– Non, devant les locaux de la police, de la gendarmerie et du parquet.
On n’est pas encore devant le juge. Je parle de l’intervention à l’enquête préliminaire
             -Mais, elle s’effectue sous quelle forme ? enchaina le père de Pape Magaye.
– Je dois dire, précisa le professeur, qu’en cela il n’y a pas de formalisme. Il suffit que l’avocat justifie de sa qualité. « A ce stade précis, aucune lettre de constitution ne peut être exigée de l’avocat »
        Le vieux Mor qui toujours voulait être édifié en toute chose lui demanda alors la signification du mot interpellation.
  C’est assez facilement que notre professeur de droit au courage doctrinal avéré répondit :
-L’interpellation consiste à poser une question à un individu lors d’un contrôle de police ou d’un interrogatoire, contrôle pouvant conduire à une arrestation. Par voie de conséquence, elle n’est pas seulement afférente à la garde à vue comme certains pourraient le penser. Elle est plus large. On ne confondra pas ces deux notions.
  Pour la première fois depuis le début de l’entretien Mor acquiesça de la tête ; ce qui chez son amphitryon eut pour effet de faire penser que les choses allaient s’en arrêter là.
      C’était sans compter avec la sagacité de Mor qui dans un baroud d’honneur releva :
– Vous parliez tantôt de l’enquête préliminaire. Est-ce à dire que ce n’est que dans ce strict cadre que l’assistance reste possible ?
– Cette assistance est bien plus étendue, répliqua le professeur de la grande école. En effet dès la première comparution devant le juge d’instruction, les avocats assistent et défendent leurs clients. Il en va de même des étapes ultérieures…
Le vieux Mor qui se voulait pratique de demander tout de go :
– Quelles sont les moyens d’action de l’avocat au cours de l’audition à la police ?
Puisque des nuances étaient ainsi rendues nécessaires, en bon pédagogue, Bachir s’ingénia à détailler :
D’une part mon ami avocat Me Ndiaye pourra s’entretenir avec ton fils  pendant une trentaine de minutes. Et cette communication sera entourée du sceau de la confidentialité.
D’autre part il sera présent lors de l’audition de son client, ton fils Magaye
Enfin, s’il l’estime nécessaire, il lui sera loisible de consigner des observations écrites qui seront jointes au dossier.
            – Comment se manifeste cette présence ?
-Je puis te dire qu’elle est passive puisqu’au cours de l’interrogatoire, l’avocat ne peut guère poser de questions ni répondre en lieu et place de son client ou influencer ses réponses à travers des suggestions.
 Mor suivait les explications que le professeur délivrait avec componction. Et l’on voyait l’inquiétude qui se peignait dans ses traits. On sentait aussi que l’amertume bouillonnait dans ses veines. Ce sentiment s’amplifia nettement quand l’ancien assistant lâcha :
– En vérité le rôle de l’avocat est fort limité parce qu’il ne fait qu’observer le déroulement de l’enquête n’ayant pas accès au dossier ni ne peut réclamer copie.
A ces mots le vieux Mor resta silencieux pendant un bon moment avant de repartir posant d’éternelles questions. À la vérité, le serviteur du droit se retint d’applaudir quand son perspicace invité lui posa la question suivante :
–   Est- ce que l’application de cette loi a été facile ?  Y’a-t-il des sanctions qui sont prévues en cas de méconnaissance de cette loi ?
 Le ressortissant du Sine Saloum venait ainsi de poser toute la problématique de l’application de l’article 5 du règlement de l’UMOA entré en vigueur le premier janvier 2015. Et le grand juriste dut alors reprendre tout le processus ayant conduit à l’acclimatation du reste assez rigide de cette disposition communautaire dans notre pays, dit pays de la téranga.
Il revivait en mémoire les fâcheuses résistances affichées au début au niveau des commissariats et gendarmeries du pays.
Il se rappelait de la fameuse circulaire émise par le ministre de la justice d’alors Ismaila Madior Fall à la veille d’une rentrée solennelle des cours et tribunaux, circulaire afférente à la présence de l’avocat dès l’interpellation de son client ; circulaire demandant au commissaires et gendarmes d’observer cette disposition légale.
 Une kyrielle de souvenirs revenait en son esprit. Toutefois, il jugea utile de lui préciser seulement qu’il a fallu modifier une disposition, l’article 55 du Code de Procédure Pénale à travers la loi 2016-30 du 8 Novembre 2016 pour que le règlement No 5 de l’UMEOA puisse recevoir application sans encombre, sans anicroche, sans difficulté particulière.
  Renouant avec ses sempiternelles questions et ne voulant apparemment pas capituler sans bruler une dernière cartouche, Mor embraya sur une interrogation plus percutante :
– Si l’avocat que vous avez commis pour mon fils n’était pas mis à même de l’assister et si malgré cela, Magaye était présenté plus tard devant un juge quelle en serait la conséquence ?
        Là-dessus les pensées de l’excellent enseignant se fixèrent inexorablement sur l’article 168 du code de procédure pénale. Comment le vieux Mor pouvait-il savoir que le brave professeur était quelque peu rebuté par ce texte ?
     En effet ce n’est point une obligation, mais une faculté qui est offerte au juge (que ce soit la chambre criminelle, la juridiction correctionnelle ou de simple police) de prononcer l’annulation des actes qu’il estime atteint de nullité.
Gesticulant vivement, il lâcha sur un ton doctoral :
-Le juge a la possibilité d’annuler l’acte considéré nul. Et en sus de cette faculté je considère qu’il y a ici un arbitraire qui est remis entre ses mains. Car le juge décide et de la portée et de l’étendue de ladite annulation. Autrement dit, il lui appartient de voir si l’annulation doit porter sur tout ou partie de la procédure ultérieure.
– Sous ce rapport je crois pouvoir dire que dans votre justice il n’y a pas une uniformité de la jurisprudence. Que ce texte n’est pas pareillement appliqué par ceux-là dont la mission est d’écouter pour comprendre et juger. Oui, dans une affaire fort médiatisée parce concernant un célèbre chanteur du nom de Thione Seck le juge d’appel est revenu impérialement sur un procès-verbal d’enquête alors pourtant annulé par le premier juge.
        Notre professeur à l’esprit si alerte se reteint de sourire. Il savait bien que son interlocuteur faisait allusion à l’arrêt de la chambre correctionnelle de la Cour d’Appel de Dakar du 22 juin 2020. L’éminent professeur n’était pas sans savoir que dans cette affaire de trafic de faux billets de banque, les juges du fond ont annulé la partie du procès-verbal afférente aux déclarations du prévenu. Seule celle relative aux opérations de perquisition a été considérée comme valable. Au demeurant, les braves conseils de l’émérite chanteur n’ont pas en son temps arrêté de fulminer contre cette décision qui avaient promis de saisir la juridiction suprême aux fins de sanctionner les irrégularités de droit qui l’entachent.
– Pourtant dans une autre affaire infiniment plus célèbre qu’on a dit politique, votre juge n’a pas annulé la procédure alors surtout que le conseil dont il s’agit avait été empêché d’assister son client durant l’enquête préliminaire à la Division des Investigations Criminelles
Le professeur réalisait que Mor faisait allusion à l’affaire Khalifa Sall, affaire dite de la caisse d’avance de la mairie de Dakar. Aussi confirma-t-il que dans cette affaire, le juge d’instance a rejeté les exceptions soulevées par la défense notamment l’exception relative à la violation de l’article 5 précité. Qui plus est, il lui précisa que ce jugement a été confirmé par un arrêt de la cour d’appel.  La Cour suprême, l’Everest des Cours et tribunaux, n’a-t-elle pas rejeté le pourvoi alors formé contre cette décision des juges du second degré ?
 Le prof s’était levé asseyant de clore l’entretien sur ces observations. Sans désemparer, le viel homme en bon adepte de Karl Jaspers qui professe qu’en philosophie « les questions sont plus importantes que les réponses et chaque réponse devient question nouvelle » posa une ultime question :
-L’interpellation de mon fils signifie-t-elle qu’il est déjà coupable ?
– Non pas du tout. Il bénéficie toujours de la présomption d’innocence conformément à l’article 11 de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui stipule : « Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie au cours d’un procès public » En effet tant et aussi longtemps que le juge n’aura pas déclaré coupable une personne, elle est présumée innocente.
– – Ne pensez-vous pas, risqua Mor, que vos juges semblent n’avoir personne au-dessus d’eux ?
– Ce sont nos juges, rectifia le professeur et ils rendent la justice au nom du peuple sénégalais. Dans l’exercice de leurs fonctions, ils ne sont soumis qu’à l’autorité de la loi.  Parlant de loi, expression de la volonté générale, je pense toujours au célèbre mot de Lacordaire : « … Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit »
Cette précision eût l’heur de rassurer le viel homme à la tête grisonnante. L’entretien se terminera sur cette note d’espoir. Au fond de lui-même, Mor priait le ciel pour que demain aucune entrave ne fût opposée à l’avocat pressenti par le bon professeur.
Ce dernier était transporté d’apaisement. Voulant souffler quelque peu après cet assez long entretien, il grilla une cigarette, tira avec avidité des bouffées qu’il libérait aussitôt en contemplant les volutes de fumée qui s’élevaient vers le ciel.
Me Serigne Amadou Mbengue
Avocat à la Cour