(Nous réactualisons et publions cette contribution qui a été publiée entre les deux tours de l’élection présidentielle)
Nous avons noté une vive polémique sur la problématique des prix des denrées de première nécessité. Nous n’avons pas l’intention de prendre position sur ce débat, mais nous allons quand même essayer de « désintoxiquer » l’opinion. Les journalistes ont manifestement refusé de faire du journalisme, du vrai journalisme sur cette question. Mais de quoi de s’agit-il ? Un candidat dit : je peux baisser les prix. Et l’autre candidat dit : ce n’est pas possible. Nous allons essayer de faire l’état des lieux en abordant la question sous l’angle strictement économique. Les économistes nous permettront l’usage d’un style pédagogique pour mieux nous faire comprendre des profanes en sciences économiques. Nous ne cherchons pas à être pédants, mais juste, à être clairs.
C’est quoi donc le prix d’un bien ? Prenons la définition du prix à partir de sa composition pour vous épargner des vieilles querelles des écoles de pensée. Un prix, tel qu’il soit, est composé de 4 éléments : les charges réelles, les charges fiscales et la marge bénéficiaire moins la subvention de l’Etat. Notons, que la subvention et les charges fiscales peuvent être nulles. La fiscalité et la subvention (qui est du reste une forme de fiscalité) sont les moyens d’interventions directes de l’Etat dans la constitution des prix des biens et services.
On appelle charge réelle, toutes charges qui entrent dans la constitution du coût de revient du produit (marketing, charge de personnel, énergie, matière première, frais de distribution…). Chaque industriel ou commerçant devrait- en bon gestionnaire – minimiser ses charges réelles pour assurer une meilleure compétitivité de ses biens et services dans un marché de libre concurrence. Un industriel qui vend à perte ne couvre pas l’ensemble de ses charges réelles.
Pour réguler le marché, l’Etat agit sur la fiscalité
Les charges fiscales sont la fiscalité intérieure et les droits d’entrée ou droit de douane. On voit donc que l’Etat ne peut pas agir directement sur les charges réelles ou « coûts des facteurs de production ». En effet, chaque charge réelle est aussi composée d’une autre charge réelle, d’une charge fiscale et d’une marge bénéficiaire. Par exemple, pour vendre son riz, le commerçant fait de la publicité qui est fiscalisée. Pour distribuer le riz, il paie un transport qui est un service fiscalisé…….. Cela voudrait simplement dire, qu’il est extrêmement difficile de remonter poste par poste la structure d’un prix donné. Cela risquerait de nous mener vers l’infinie.
Raison pour laquelle, dans les économies dites libérales, les Etats se limitent à agir sur la fiscalité et la parafiscalité, contrairement aux économies planifiées où l’Etat contrôle tous les éléments du prix. En fait, dans une économie libérale, de libre concurrence, le marché ramène les prix à leur niveau normal par la loi de l’offre et de la demande. Autrement dit, les coûts des facteurs, hors fiscalité, sont déterminés par des lois économiques. Certes, l’Etat peut créer les conditions économiques qui permettraient une baisse des coûts des facteurs. Mais comme le dit si bien l’éminent économiste Mamadou Lamine DIALLO, cela ne peut pas se faire à très court terme. Donc, il s’agira – ici – d’examiner les éléments sur lesquels l’Etat peut agir directement pour assurer une baisse des prix, à savoir la fiscalité et les subventions. Toutefois, l’Etat du Sénégal peut-il agir sur la fiscalité ? Comme tout le monde le sait, la question des prix est une question économique? Comment l’Etat pourrait-il résoudre des problèmes économiques pour des mesures administratives ? Serait-on en train de réinventer l’interventionnisme ? Examinons les faits.
Pour qu’il ait un marché commun, il faut que les règles du marché soient communes
Le Sénégal est membre d’une union douanière, monétaire et économique. C’est quoi une union douanière ? Une union douanière c’est un ensemble d’Etats qui décident de définir ensemble des politiques douanières communes pour constituer un marché commun. Pourquoi constituer un marché commun ? Le Sénégal, c’est juste un peu plus de 12 millions d’habitants, très peu pour attirer l’investissement direct étranger. Donc il faut constituer un vaste marché pour mieux attirer les investisseurs étrangers. En effet, il faudrait que l’investisseur sache qu’il peut produire ses biens au Sénégal et les vendre en toute liberté dans la sous région, voire la région. Comment assurer cette intégration douanière ? Pour assurer cette intégration douanière, les Etats ont adopté un certain nombre d’instruments parmi lesquels le Tarif extérieur commun. Autrement dit, pour tout bien venant d’un pays non membre de l’union, le commerçant paye les même droits de douane, peu importe le pays de dédouanement. Mais alors pourquoi cette disposition? En effet, si on n’avait pas cette disposition, un investisseur pourrait s’installer au Sénégal, mais serait incapable d’écouler ses produits au Mali, pour la bonne et simple raison que ses produits ne seraient pas compétitifs au Mali, parce que le Mali aurait ouvert ses frontières et renoncerait aux droits de douane. Et dans ce cas, on ne pourrait plus parler de marché commun. Pour qu’un marché soit commun, il faut que les règles du marché soient communes. Deuxièmement, si par exemple le Sénégal renonce au droit de douane sur un bien comme le riz ; le commerçant Malien aurait intérêt à faire passer son riz par le Sénégal, et une fois dédouané à Zéro francs au port de Dakar – en raison du principe de libre circulation dans notre union douanière – il pourrait réexporter le riz vers le Mali, et ne paierait que les taxes intérieures maliennes et ainsi il pourrait contourner les droits de douanes maliens. Et pourquoi lui, il ne paierait pas de droit de douane une fois arrivée au Mali ? Parce que simplement dans l’union douanière on évite les doubles taxations.
Il y a un tarif extérieur commun, c’est à dire, on applique les mêmes taux de droits de douane au Sénégal et au Mali, par conséquent, on ne peut pas demander au commerçant de faire un double dédouanement. Une fois, la marchandise dédouanée dans un pays membre de l’union on peut la réexporter dans d’autres pays de l’union sans repayer les droits de douane. Certes les taxes intérieures seront payées. Cela veut dire que si un pays fausse les règles du jeu, il perturbe tout le marché.
Aucun Etat ne peut modifier de manière unilatérale les règles du jeu
Mais est-ce que réellement, nous avons un marché commun ? Il faut dire depuis 1994 nous avons dépassé l’union monétaire pour devenir une union économique et monétaire. L’UMOA devenait l’UEMOA. Et à partir 1998, avec l’entrée en vigueur du TEC (tarif extérieur commun) nous sommes devenus une union douanière. A cet effet, les états ont adopté un certain nombre de politique et d’instruments pour harmoniser leurs politiques publiques. Nous pouvons noter entre autres instruments:
– Le règlement N° 02/97/CM/UEMOA du 28 novembre 1997 portant adoption du Tarif extérieur commun
– La Directive n° 03/98/CM/UEMOA portant harmonisation des législations des Etats membres en matière de Droits d’accises.
– Le Règlement n°08/2008/CM/UEMOA du 26 septembre 2008 portant adoption des règles visant à éviter la double imposition au sein de l’UEMOA et des règles d’assistance en matière fiscale;
– La Décision n° 10/2006/CM/UEMOA du 23 mars 2006, portant adoption du Programme de Transition fiscale au sein de l’UEMOA
– La Décision n° 16/2006/CM/UEMOA du 16 décembre 2006, portant adoption du Programme d’harmonisation de la fiscalité directe au sein de l’UEMOA
– Etc.
Mais est ce que pour réguler son marché intérieur un Etat peut prendre des mesures qui peuvent impacter le marché commun ? Il faut d’abord préciser que le marché commun et le marché intérieur ne sont pas deux marchés qui sont côte à côte. C’est la somme des marchés intérieurs qui doit donner le marché commun. Autrement dit, si vraiment l’union douanière est réussie on ne pourrait plus parler de marché intérieur, mais du marché de l’union, car toutes les règles seront communes et nous n’aurons plus qu’un seul marché. Donc, pour changer les règles du jeu, il faudrait convaincre les autres Etat de l’union. Si chacun fait ce qu’il veut, il n y aura plus de marché commun et il n y aura plus d’union douanière. C’est très simple. Chaque Etat membre a décidé de renoncer à une partie de sa souveraineté surtout en ce qui concerne les politiques douanières. Et pour ce qui est de la fiscalité intérieure ? Là aussi, il faut noter que l’union a entamé depuis très longtemps une harmonisation de la fiscalité intérieure aussi bien directe qu’indirecte.
(Il faut noter ici que les nouvelles autorités ne parlent plus de baisse de la fiscalité)
Il faut faire la différence entre les idées reçues et la vérité scientifique
Bon, venons-en aux clichés maintenant. Une initiative de baisse de certains prix est-ce naturellement une bonne initiative pour améliorer le mieux-être des populations ? Du point de la théorie économique cela ne veut absolument rien dire. Donnons l’exemple de deux Etats qui importent chacun 500 mille tonnes de riz par an au prix de 200 milles francs la tonne CAF (coût assurance fret). Posons comme hypothèse, aucun des Etats n’est membre d’aucune union douanière ou économique. Chaque Etat est libre d’agir sur sa fiscalité et ses politiques douanières. Le 1er Etat décide de renoncer à l’ensemble des taxes sur le riz : les droits de douane et les taxes intérieures. Le 2nd Etat applique des taxes au taux global de 20%. Ainsi, les 2 Etats connaissent chacun une fuite des devises à hauteur de 100 milliards par an, donc 100 milliards qui quittent leurs économies nationales pour aller vers l’étranger. Toutefois, le 2nd Etat avec des taxes au taux de 20% collecte 20 milliards par an pour financer sa politique agricole notamment le volet culture du riz.
Ainsi, il amène ses populations à contribuer (l’impôt est une contribution) au financement de sa politique agricole. Et au bout de 5 ans par exemple, cet Etat pourrait atteindre l’autosuffisance alimentaire et les 100 milliards pourraient ne plus quitter le pays, mais seraient distribués sous forme de revenus aux producteurs agricoles, ces derniers paieraient leurs salariés, lesquels salariés paieraient leurs dépenses de consommations et épargneraient certainement le reste de leurs revenus, et ainsi ils contribueraient au financement de l’économie. Au même moment, l’autre Etat serait toujours dans le statu quo et pire encore, si l’Etat aurait baissé les prix du riz par une subvention ou une renonciation aux taxes, le consommateur pourrait utiliser ses économies sur ce bien, pour acheter un autre bien moins important. Ceci pour dire qu’à priori, on ne peut pas juger de la justesse des politiques.
En effet, quand on préconise la baisse des prix, il faudrait également – entre autres choses – des mesures d’accompagnement pour que le citoyen ne « gaspille » pas les économies réalisées.
Donnons un autre exemple. A la fin de son second mandat, le président Bush père avait préconisé ce que l’on appelle une politique de relance par la demande. En effet, il avait décidé de baisser les impôts, ainsi les Américains auraient eu plus de revenus, et ils les auraient dépensés, dans ce cas les entreprises seraient obligées d’accroître leurs offres et pour ce faire, elles seraient obligées de faire de nouveaux recrutements, et les nouvelles recrues auraient consommé leurs salaires et ainsi on aurait eu ce qu’on appelle dans la théorie économique, un cercle vertueux.
Mais puisqu’aux États-Unis les gens ne sont pas paresseux, deux économistes avaient commandité des sondages pour savoir si les Américains aller épargner ou consommer leur surplus de revenus. Ainsi, 49% des Américains interrogés avaient déclaré qu’ils n’allaient pas changer leur habitude de consommation et qu’ils comptaient épargner leurs surplus de revenus. Voilà le comportement des Américains qui faussent les prévisions des analystes de la Maison Blanche. C’est pourquoi dans l’analyse économique, on pose assez souvent comme postulat, ceterus paribus (si toutes choses étant égales par ailleurs, c’est-à-dire si tout se passe comme on le prévoit). Donc arrêtons de faire croire aux Sénégalais qu’une baisse des prix est synonyme de mieux être des populations. Du moins, ce n’est pas de la science économique. C’est peut-être l’avis de certains. Nous avons évité d’aborder cette question sous l’autre angle.
Très difficile de concilier la politique de stop (lutte contre la hausse des prix) et la politique de GO (la politique de plein emploi)
En effet, les Etats poursuivent en général (en tout cas depuis Kaldor, beaucoup d’économistes semblent être d’accord sur cela) 4 objectifs économiques: la croissance, le plein emploi (pas de chômage), la lutte contre l’inflation (la lutte contre la hausse des prix) et l’équilibre extérieur. Les deux objectifs qui sont concernés par notre exposé, sont des objectifs contradictoires du point de vue de la théorie économique. En fait, selon beaucoup d’économistes la lutte pour le plein emploi (lutte contre le chômage) appelée politique de relance ou « politique de GO » et la lutte contre l’inflation (la hausse des prix) appelée politique de rigueur ou » politique de stop » sont contradictoires. Par exemple, si Macky met l’accent sur la lutte pour la baisse des prix, il va instituer une politique de rigueur (serrer la ceinture) et ralentir la création d’emploi. Estimons par exemple à 100 milliards les coûts à supporter par l’Etat pour garantir la baisse des prix. Cela veut dire quoi dans la théorie économique? Cela veut dire que l’Etat va mettre 100 milliards dans la consommation directe au lieu de les investir dans les secteurs productifs. En fait, lorsque l’Etat finance une autoroute, il crée de l’emploi, l’entreprise chargée de la réalisation distribue des revenus.
Macky pourra-t-il réussir ce que la théorie économique considère comme impossible: maîtriser les prix et atteindre le plein emploi ? Ou bien alors quelle est aujourd’hui la priorité ? Permettre aux Sénégalais d’avoir un pouvoir d’achat donc un emploi bien rémunéré, ou baisser les prix ? Vaste chantier.
Admettons quand même qu’il n y a rien de nouveau. Il s’agit là d’un vieux débat. En effet, de 1960 à 1980 l’Etat n’avait jamais accepté la vérité des prix, il soutenait les consommateurs sénégalais par la subvention. Ainsi, on utilisait une part importante des ressources publiques pour financer la consommation. On sait ce que cela avait donné comme résultat. 20 ans d’ajustements structurels. Et la banque mondiale et le FMI nous imposaient jusqu’à un passé récent la vérité des prix. D’ailleurs dans le sous-secteur de l’énergie électrique, l’Etat est toujours sous la pression des bailleurs de fonds.
Je serais curieux de voir ce que Macky fera (…). Toutefois, pour ne pas conclure rappelons qu’en vérité c’est ce qu’on appelle les coûts d’entrée à la modernité qui sont très élevés. Quand on a un salaire de 300 milles et on habite Yeumbeul, on est un homme aisé, mais quand on gagne 600 mille et on veut louer un appartement aux Almadies, on devient un démuni. Pourtant on est dans le même pays, dans la même capitale mais avec des coûts de la vie différents. Vivre n’est pas cher, mais vivre moderne coûte très cher. Un autre débat !
Sadikh DIOP
Maître en sciences économiques
Administrateur de limedia.org
PS: Dire que le coût de la vie est plus élevé au Sénégal qu’au Mali n’a aucun sens du point de vue de la théorie économique. Aussi, la demande sociale au Sénégal est réduite au besoin du ventre. Ventre plein négre content dit-on ? Non, la demande sociale c’est avant tout la demande de logement, d’éducation, de santé, des services sociaux de base : assainissement, eau potable, route, électricité, etc. Hélas! Nous sommes dans un pays où les hommes politiques sont des démagogues de classe exceptionnelle, mais les réalités du pouvoir resteront toujours les réalités du pouvoir….. Demande sociale n’est pas demande de nourriture.