Dans sa chronique hebdomadaire, le cinéaste Karim Moussaoui évoque la « mascarade électorale » du 12 décembre et son rejet par le Hirak, le mouvement de protestation qui touche le pays depuis début février.
Chronique. « C’est l’occasion de prendre un congé », me dit Walid en évoquant la grève annoncée par les réseaux sociaux en Algérie. Etonnant, je me dis, de la part d’une personne qui vient de voir un concurrent s’installer juste en face de lui – une supérette mieux achalandée. Walid, lui, a une vieille épicerie qui date de l’ère socialiste, avec son comptoir réfrigéré pour le séparer des clients.
Il aurait pu répondre à la provocation en rénovant sa devanture et en mettant en place un système de rayonnage moderne, avec plus de choix. Mais il n’a rien fait. Il dégage une sorte de tranquillité que je n’ai jamais réussi à comprendre. Les événements lui passent au-dessus de la tête sans le toucher. Je me dis parfois, dans mes instants romantiques, que c’est sa manière de résister à cette course effrénée à la consommation. Mais je crois surtout qu’il s’en fout. Il suit son rythme à lui et fait ce qui l’arrange.
Lire aussi Algérie : « Nous sommes des zombies qui envahissons les rues pour manger du corrompu »
On sent bien que cette grève ne fait pas l’unanimité chez les travailleurs. « Il n’y a que les chômeurs qui la défendent », affirmait un ancien syndicaliste d’un ton agacé pendant la marche du vendredi [6 décembre, 42e vendredi de manifestations depuis le début du Hirak, le 22 février]. Personnellement, je ne sais pas comment me positionner. Pour ou contre ? Je me dis parfois que nos grands-parents ont osé le faire en 1958, pendant la guerre de libération, et qu’au Soudan ils ont pu maintenir la pression sur le pouvoir avec un arrêt de travail de trois jours. Alors pourquoi pas nous ? Il faut regarder loin, bordel !
Mais j’avoue que je n’ai pas d’avis définitif sur ce sujet. L’une des choses que les mouvements populaires m’ont apprises, c’est que j’ai souvent été à côté de la plaque face à ce qu’on appelle communément « l’intelligence collective ». Depuis, j’essaie d’être un peu plus humble et, surtout, attentif aux avis des uns et des autres. C’est drôle comme le temps nous fait changer d’avis sur tout. Il arrive parfois que, du jour au lendemain, on ne soit plus les mêmes. Rien ne sert d’avoir des croyances. Les certitudes c’est pour les imbéciles, disait… je ne sais plus qui.
Crise de confiance
Il y avait une foule immense ce vendredi 42. A notre tour, nous alimentons assez vite les premiers bouchons provoqués par la foule. Quelques spectateurs nous regardent du haut de leur balcon ; il y en a un qui, habituellement, tel un chef d’orchestre, sa casserole à la main, dirige la chorale depuis le deuxième étage. Bizarre, il n’est pas là aujourd’hui. Seul le portrait de Samira Messouci [jeune élue de Tizi-Ouzou en prison depuis juin pour port de l’emblème amazigh] est étalé sur la balustrade.
Lire aussi Algérie : « Le mouvement de contestation est un point de départ pour reconstruire le champ politique »
Nous sommes à quelques jours de la mascarade électorale [l’élection présidentielle du 12 décembre] et, pour certains crédules, le scrutin sera cette fois-ci transparent. Comment est-ce possible d’y croire ? Croire qu’on peut aller vers un consensus national avec moins du quart de la population ? Il est clair qu’une crise de confiance s’est installée durablement entre nous et les dirigeants. Et la seule manière qu’a trouvée Dieu pour nous convaincre d’aller voter, c’est de nous parachuter cinq bébés Bouteflika. Cinq pantins à sa solde pour le poste à la magistrature suprême de la nation. C’est une blague de très mauvais goût. C’est sûr, nous ne vivons pas dans le même monde.
En arrivant vers la place Audin, j’entends un mix des chants et slogans scandés depuis le 22 février. On connaît tout le répertoire. Et puis il n’y a plus rien à dire à part répéter inlassablement « Ça sera vous ou nous ». Les femmes et les hommes marchent d’un pas déterminé. Nous savons bien que c’est une semaine cruciale pour le Hirak. Il faut absolument faire tomber cette élection et faire entendre nos voix. Pour le moment, je n’entends plus la mienne, elle s’est complètement diluée dans le chant collectif.
La peur se dissipe
Un jeune homme use de mon dos comme d’un tambour pour rythmer les pas. Je me retourne pour le toiser et attirer son attention. Mais il ne semble m’accorder aucune importance. Il continue fièrement la marche en me souriant sans se soucier du désagrément qu’il pourrait me causer. On se connaît ? Apparemment non. Je comprends son enthousiasme mais tout de même ! On a dit « silmya » (pacifique). Je me suis résolu à laisser faire mon compagnon de lutte. Tiens, voilà le chef d’orchestre à la casserole ! Il est avec nous, sur le trottoir et, vue de près, sa casserole bosselée en dit long. Les marcheurs le reconnaissent, viennent prendre des selfies avec lui. Ça alors ! Il est devenu une célébrité.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi Meetings perturbés, salles de votes murées… En Algérie, l’impossible campagne
Le sentiment de solitude que je ressentais la semaine dernière s’est progressivement estompé. Les événements ne semblent pas avoir évolué, à part qu’on s’est fait traiter de pervers, d’homosexuels et de traîtres par le ministre de l’intérieur. L’action collective me fait du bien. Nous ne sommes pas seuls. Nous luttons l’un à côté de l’autre. La peur se dissipe avec l’espoir que le combat d’aujourd’hui ne soit plus celui de demain.
Karim Moussaoui est un cinéaste algérien né en 1976 à Jijel. Témoin quotidien du mouvement de contestation qui secoue l’Algérie depuis le 22 février, il a accepté de livrer au Monde Afrique son regard sur le Hirak, à travers une chronique hebdomadaire que nous publions tout au long de ce mois de décembre.