L’Iran joue à l’équilibriste dans le conflit du Haut-Karabakh

Depuis le début du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, Téhéran tente d’afficher sa neutralité pour préserver son intégrité nationale.

«Sentir la guerre aussi proche de nous est un sentiment épouvantable et ça nous inquiète tous», s’alarme un jeune Turc d’Iran. L’Arménie et l’Azerbaïdjan, pays frontaliers de l’Iran, sont en effet en guerre depuis le 27 septembre dans la région du Haut-Karabakh, ce territoire séparatiste peuplé d’Arméniens revendiqué par les deux pays. La République islamique d’Iran, qui partage une frontière commune avec l’Arménie et l’Azerbaïdjan, a rapidement mis en garde contre toute intrusion sur son territoire, alors que plusieurs villages iraniens ont déjà été frappés par des mortiers.

«L’Iran tente de garder la neutralité mais le pays est plus inquiet qu’avant car le combat entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie a gagné un village à la frontière avec l’Iran», explique Azadeh Kian, professeure de sociologie à l’Université de Paris et spécialiste de l’Iran.

Velléités sécessionnistes et jeu d’équilibriste

Mais là n’est pas l’unique préoccupation de Téhéran, qui doit coûte que coûte préserver son intégrité nationale. En effet, la République islamique est composée de plusieurs groupes ethniques. La communauté azérie, la première minorité du pays, représenterait entre 15 et 30 millions de personnes sur les 80 millions d’habitants que compte l’Iran, tandis que la communauté arménienne en représente environ 300.000. «Pendant la guerre Iran-Irak, les Arméniens n’ont pas dit: « ce pays n’est pas le nôtre », rappelle un Arménien d’Iran. Sans aucune hésitation, ils sont allés sur le front et se sont battus au point de tomber en martyrs.»

«Il existe un sentiment indépendantiste chez un certain nombre d’Azéris et donc une menace pour l’intégrité nationale.»
Azadeh Kian, spécialiste de l’Iran

«Même si les responsables de la République islamique ont déclaré être neutres, cette affirmation est toujours accompagnée de doutes et le peuple azerbaïdjanais espère que le gouvernement iranien soutiendra l’Azerbaïdjan. L’Iran a affirmé soutenir les musulmans du monde, or le territoire de la République musulmane d’Azerbaïdjan est occupé», analyse pour sa part Hassan Rachidi, un Turc iranien.

Des manifestations ont d’ailleurs eu lieu à Tabriz et Téhéran la semaine dernière en faveur de l’Azerbaïdjan. «Le Haut Karabakh est à nous», «longue vie à l’Azerbaïdjan», pouvait-on y entendre. Téhéran craint ainsi le réveil de velléités sécessionnistes. «Il existe un sentiment indépendantiste chez un certain nombre d’Azéris et donc une menace pour l’intégrité nationale, décrit la professeure Azadeh Kian. C’est pour cela que les autorités se sont dépêchées d’arrêter un certain nombre de porte-étendards de ces manifestations.»

Analyste pour le cabinet de conseil en gestion des risques Gulf State Analytics, Maysam Behravesh constate deux axes dans la politique iranienne: d’un côté «l’axe Rohani-Zarif, qui ont opté pour la neutralité» et de l’autre «des représentants du Guide suprême dans quatre provinces à population majoritairement turque, qui ont affirmé leur soutien à l’Azerbaïdjan», écrit-il sur Twitter.

Plus récemment, le 6 octobre, Ali Akbar Velayati, conseiller du guide a également pris position en faveur de l’Azerbaïdjan: «Nous nous opposons à l’occupation du territoire azerbaïdjanais de la même façon que l’on s’oppose à l’occupation en Palestine par le régime sioniste», a ainsi affirmé l’homme politique iranien, en ajoutant néanmoins que la solution au conflit ne pouvait être que politique.

Mahmoud Vaezi, chef de cabinet de la présidence, a pour sa part démenti les rumeurs d’aide militaire à l’Arménie. «L’Iran ne peut se permettre de perdre ses relations cordiales avec l’Azerbaïdjan», commente Azadeh Kian. Mais pour l’analyste Maysam Behravesh, l’Iran, qui fait face à la politique de pression maximale des Etats-Unis, ne peut pas non plus risquer de se brouiller avec la Russie, partenaire de l’Arménie mais aussi important soutien de Téhéran au Conseil de sécurité de l’ONU.

L’ombre d’Israël et l’influence de la Turquie

Ainsi, depuis le début du conflit, la République islamique invite les belligérants à rejoindre la table des négociations et joue à l’équilibriste, car le conflit pourrait changer la donne régionale et affaiblir encore plus le régime. «L’Azerbaïdjan a de très bonnes relations avec Israël et avec les Etats-Unis, l’Iran ne voit pas d’un bon Âœil ce rapport étroit, expose Azadeh Kian. Au Golfe persique, il a déjà le pacte Emirats-Bahreïn-Israël. Donc si l’Etat hébreu gagne de l’influence au nord, cela risque d’affaiblir le régime [iranien].»

Des propos que rejoint Yasser Ershadmanesh, journaliste et chercheur iranien en relations internationales. «Si le conflit n’est pas résolu, cela risque d’accroître l’influence d’Israël dans la région», affirme-t-il. À titre d’exemple, il rappelle l’ouverture de l’ambassade d’Arménie à Tel-Aviv en septembre et les ventes d’armes de l’Etat hébreu à l’Azerbaïdjan.

«Les groupuscules qui veulent récupérer ce qu’ils appellent l’Azerbaïdjan du Sud pourraient devenir un problème pour nous en interne.»
Yasser Ershadmanesh, journaliste et chercheur iranien en relations internationales

En effet, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), «les importations d’armes de l’Arménie ont augmenté de 415% entre 2010-2014 et 2015-2019. La Russie représente 94% de ses importations d’armes entre 2015-2019. Malgré une baisse de 40% entre 2010-2014 et 2015-2019, les importations d’armes de l’Azerbaïdjan ont été 3,3 fois plus élevées que celles de l’Arménie entre 2015-2019. Israël représente 60% et la Russie 31% des importations d’armes de l’Azerbaïdjan en 2015-2019.»

Yasser Ershadmanesh va encore plus loin. Pour lui, la présence de l’Etat hébreu à la frontière avec l’Iran peut également être un danger pour son intégrité territoriale. «Si l’Azerbaïdjan gagne par la force avec l’aide d’Israël, les groupuscules qui veulent récupérer ce qu’ils appellent l’Azerbaïdjan du Sud pourraient devenir un problème pour nous en interne», suppose-t-il en faisant référence au discours sur un Grand Azerbaïdjan unifié, qui intégrerait les provinces azerbaïdjanaises de l’Iran.

Enfin, l’influence grandissante de la Turquie dans la région et son soutien à l’Azerbaïdjan par le biais notamment de mercenaires syriens inquiète Téhéran. «Le régime iranien soutien Bachar el-Assad, or les combattants envoyés par la Turquie sont les ennemis de Bachar», explique Azadeh Khan. Le chercheur Yasser Ershadmanesh insiste, lui, sur un possible retour des djihadistes de Daech: «S’ils reviennent, ils vont rendre la région instable et dangereuse pour nous pendant des années», craint-il.